Les inrockuptibles, 17 mai 2015, par Jean-Marie Durand
Par-delà cette polémique insistante, cachant trop de questions encore sans réponses, un grand nombre de livres font état de ce climat d’inquiétude généralisé dont le 11 janvier fut autant le symptôme que le moment inaugural d’un nouveau chantier politique. Tous les essais post-11 janvier 2015, qui sortent les uns après les autres, traduisent dans leur éclectisme la nécessité de donner un sens à ce qui nous arrive et à ce que nous ne comprenons pas très bien au fond.
Dans un petit livre en apparence modeste, mais profond dans son approche, Prendre dates, Paris 6 janvier-14 janvier 2015 (Verdier), l’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet mettent en scène leur perplexité à travers un dialogue où les mots de chacun se fondent dans une seule voix. Plutôt que de prétendre analyser froidement l’événement, les auteurs préfèrent en contourner l’exégèse distanciée en confiant à chaud leurs vives impressions sur ces jours tragiques de janvier.
L’inquiétude était déjà présente la veille de la tuerie à Charlie Hebdo, notent-ils. « Le 6 janvier, je sais que la partie du monde où je vis va assez mal, le malaise y grandit et les craintes avec lui ». Des signes disséminés rappellent cette confusion du temps :
« L’exaspération croissante, banale, des gens dans la rue, la tension qu’ils ne prennent plus la peine de masquer, le risque de rixe qui affleure quotidiennement, la misère à ciel ouvert »
Ou encore « une bruyante campagne haineuse de la fine fleur de la réaction, tous âges et tendances confondus (grenouilles de bénitiers, prélats toutes les religions, vieilles familles maurrassiennes plus ou moins bien ravaudées, personnel politique essoufflé et intellectuels épuisés) pour empêcher une avancée vers l’égalité des homosexuels »… Le 6, on en était là, observent les auteurs : quelque part « entre le marteau et l’enclume », « désinvestis, fragmentés, apeurés par les communautés insondables qui surgissent toujours plus nombreuses. »
« Tout est à refaire »
Echangeant leurs propres impressions face à l’état du débat public, Boucheron et Riboulet ne proposent aucune interprétation définitive de la situation politique de leur présent affecté, préférant, faute de mieux, occuper un peu « cet entretemps incertain qui s’étire entre la stupéfaction de l’événement et le recul de l’histoire ». Pour mesurer au moins une chose, une seule mais essentielle : « tout est à refaire ».
On peut lire dans ce « tout » l’invitation à repenser les formes d’un contrat social écorné. Si les auteurs, loin d’être dupes, suggèrent que « l’esprit du 11 janvier » reste un leurre, ils soulignent aussi que « du 7 au 11 janvier, les représentants politiques de la France ont peu ou prou porté une parole publique que l’on aurait pu croire irrémédiablement dégradée ». « Cela ne tient pas lieu de politique, mais cela la rend possible », affirment-ils, comme si un horizon s’esquissait enfin dans le désert du politique.