Tageblatt, mai 2015, par Corina Ciocârlie

Une Italie en miniature

Le chroniqueur des borgate romaines

En mettant ses pas dans ceux de Pasolini – dont il a édité l’oeuvre –, Walter Siti consacre un très beau roman aux borgate, cette banlieue romaine vouée à une vie à la fois violente et indolente.

En exergue de La Contagion, Walter Siti cite une réplique amusée d’Alessandro Piperno : « Mais pourquoi parles-tu toujours de la borgata? Sur terre, il y a aussi Madison Avenue… ». Même formulé par un romancier en proie aux Pires Intentions, l’argument tient debout.
Les borgate, ce sont les quartiers populaires édifiés à Rome entre 1924 et 1937, en écho à la scénographie mussolienne visant à déplacer des populations pour transformer le centre historique de la ville en simple toile de fond pour les monuments érigés à la gloire du Duce.
Les mutations successives qui ont fini par donner naissance, au-delà du périphérique, aux HLM disgracieux des années 70 et 80 permettent au narrateur – un certain écrivain prénommé Walter – de s’adonner à une belle réflexion sur le proche et le lointain, le centre et la marge, l’ordre et le désordre, le chaos et la contagion. « Noyées dans la promiscuité sociologique et l’onirisme du projet, les borgate résistent et revendiquent leur identité sous les traits d’une constante anthropologique: l’indifférence chronique (et ironique) à tout. »
Nihilistes malgré eux, les borgatari « prospèrent dans l’absence de discipline comme les rats dans le fromage ». « Pas de souci », c’est d’ailleurs le titre du chapitre inaugural de La Contagion… Ce monde manquant de repères, mais se réclamant d’une sagesse très ancienne – selon laquelle coucher avec un homme ou une femme, voler ou travailler, tout se vaut – devient, sous le regard impitoyable de Walter Siti, une métonymie de l’Italie d’aujourd’hui, en train de perdre ses repères et ses valeurs morales.

Rome, ville ouverte

Cela se passe donc dans un immeuble populaire de la via Vermeer (!), si loin du centre de Rome que « les taxis vous soumettent à un interrogatoire en règle avant de venir vous chercher, exigent un numéro de téléphone fixe, et le nom de famille, et la garantie formelle qu’ils ne feront pas le voyage à vide ». L’attrait pour un corps – celui de Marcello, l’ancien culturiste cocaïnomane du premier étage – rime avec l’attrait pour la borgata – un immense corps plus ou moins malade, plus ou moins indifférent au mal qui le ronge. Si le quartier pullule de solariums et d’instituts de beauté, c’est « tant parce que le physique ici est une ressource, un instrument d’émancipation, que parce qu’ils constituent l’une des formes les plus répandues de blanchiment d’argent pour la Camorra ».
Ayant déjà conclu que Résister ne sert à rien, Walter Siti admet toutefois qu’être lucide « ne veut pas dire être aveugle aux réserves de mythe qu’enveloppe tout comportement humain ». La Contagion, construction baroque, polyphonique, multipliant les voix et les histoires, en est la preuve par neuf.
Dans un cycle romanesque également conçu comme un polyptyque, le Portugais Gonçalo M. Tavares édifie, maison par maison, son « quartier » (0 Bairro), dont il dit qu’il est « comme le village d’Astérix : un lieu où l’on tente de résister à l’entrée de la barbarie ». Pour les habitants de l’immeuble situé via Vermeer – l’un d’entre eux s’appelle, comme par hasard, Obélix –, l’arrivée des « barbares » (roumains, en l’occurrence) est également un sujet de conversation, sinon d’anxiété.
Walter le romancier qui observe attentivement ce joyeux tohu-bohu, estime qu’il est grand temps de renverser l’analyse de Pasolini, selon laquelle les borgate seraient en train de s’embourgeoiser. Dans l’Italie de Berlusconi et de Walter Veltroni, c’est plutôt le contraire qui est en train de se produire : « De tout temps, les intellectuels ont utilisé les borgate comme alibi : les sous-prolétaires étaient une métaphore, une projection de l’inconscient – un idéal de violence, de sexe animal, de barbarie et à la fois une étrange innocence vécue par procuration (…) Une autre race aux portes de la ville, comme une armée en attente. Aujourd’hui, les strates se sont contaminées mutuellement : il y a un peu de borgata dans les nouvelles valeurs bourgeoises, un peu de prudence bourgeoise dans les nouveaux élans des borgatari. »
Page 320, la nuit tombe sur l’immeuble « comme une bâche translucide, sans messagers qui tirent vers le haut ou vers le bas ». A quoi bon aller voir ailleurs : toute l’Italie est là.