Çédille, 11 avril 2015, par Francisco Lafarga
L’histoire de la traduction est devenue une discipline académique et un domaine de recherches désormais bien établi dans les études de traduction. Depuis un certain temps les publications se succèdent portant sur l’activité d’un traducteur, la traduction d’un auteur étranger, voire d’un genre littéraire ou de toute autre manifestation culturelle ou scientifique. Mais, à côté de ces approches particulières – ou favorisés peut-être par elles-mêmes– des projets de portée plus générale ont été lancés, des panoramas normalement circonscrits à un pays ou à un domaine linguistique, à une période ou à l’ensemble des étapes historiques.
Dans ce cadre se situe l’Histoire des traductions en langue française, vaste programme de recherche dirigé par Yves Chevrel et Jean-Yves Masson, dont la publication a été prévue en quatre volumes. Le premier à voir le jour, portant sur le XIXe siècle, a paru en 2012, le deuxième, portant sur les « siècles classiques », à savoir, le XVIIe et le XVIIIe, a été publié en 2014. Cet ouvrage, dont la publication est assurée par les Éditions Verdier, se complètera – pas nécessairement dans cet ordre – par les volumes consacrés aux XVe-XVIe siècles et au XXe siècle.
Le volume récemment paru, dirigé par Yves Chevrel, Annie Cointre et Yen-Maï Tran-Gervat, se compose d’une introduction des directeurs, de quatorze chapitres, d’un bilan et de deux index, ce qui représente 1400 pages environ. Dans leur introduction, les organisateurs consacrent plusieurs pages à justifier les deux dates limites de la période étudiée – 1610 et 1815 – pour des raisons strictement traductologiques (ou d’histoire des traductions), même si, comme on le conçoit bien, les deux dates sont autant d’années « mémorables » dans l’histoire de la France et de l’Europe. Il faut rappeler que l’ouvrage se veut supranational, en tenant compte des traductions « en langue française », éditées ou non en France. Pour l’époque envisagée, il est évident que les éditions parues en Hollande, dans les Pays-Bas autrichiens ou en Suisse y sont bien présentes.
D’autre part, cette entreprise se veut largement collective. Une soixantaine de chercheurs ont pris part à la rédaction de ce volume ; dans l’impossibilité de les nommer tous, je me contenterai de citer les responsables des différents chapitres. Comme il a été dit, l’ouvrage est divisé en quatorze études qui abordent des questions diverses, soit d’ordre général, soit du type thématique ou générique. Le premier chapitre est consacré à « L’enjeu des langues» (responsable : Sylvie Le Maël), au sein duquel est discutée la question du « génie de la langue » ; il est suivi par le chapitre dédié aux « Traducteurs » (rédigé par Fritz Nies et Yen-Maï Tran-Gervant), qui décrit la typologie, très variée, des acteurs de la traduction à l’époque. Le chapitre III, assuré par Sabine Juratic, aborde « La traduction, un objet éditorial » et fait appel à la publication et diffusion du texte traduit; les deux chapitres suivants portent, en s’appuyant sur deux points de vue différents, sur les idées à propos de la traduction : « Discours sur la traduction » (Y.-M. Tran-Gervat et Frédéric Weinmann) et « Penser la traduction » (Y.-M. Tran-Gervat). Après ces premiers chapitres, qui constituent – pour ainsi dire – le cadre historique et social où se situent les traductions, ceux qui suivent abordent plusieurs domaines de l’activité traductrice, à commencer par les « Textes sacrés » (Claire Placial) et en continuant par la « Philosophie » (François Thomas), les « Sciences et arts » (Patrice Bret et Ellen Moerman), les « Récits de voyage » (Odile Gannier) et l’« Histoire » (Dinah Ribard et Hélène Fernandez). Les chapitres XI, XII et XIII reviennent à une distribution générique traditionnelle, en abordant le « Théâtre » (Claire Lechevalier et Laurence Marie), la « Poésie » (Florence Lautel-Ribstein) et la « Prose narrative » (Annie Cointre). Le volume se dot par le chapitre consacré aux « Livres pour l’enfance et la jeunesse » (Isabelle Havelange et Isabelle Nières-Chevrel). Après le bilan établi par les directeurs du volume arrivent les deux index : des traducteurs en langue française et des « autres personnalités ».
À des exceptions près, l’organisation de ce volume coïncide avec celle du volume précédent, portant sur le XIXe siècle. À noter ici l’insistance sur la question de la langue, si vivante à l’âge classique, autour notamment de Port-Royal au XVIIe siècle et du concept d’universalité du français au Siècle des Lumières. Quant aux traducteurs, le chapitre qui leur est consacré propose – comme il se doit – une approche sociologique, ainsi qu’une typologie ; on comprend beaucoup moins, cependant, l’inclusion d’une galerie de dix « portraits » de traducteurs, intéressants sans doute, mais dont les traits et le rôle auraient pu être intégrés dans les aspects précédents. Quant aux textes eux-mêmes (le livre traduit) c’est évident que les données bibliographiques sur le XVIIe et le XVIIIe siècles ne permettent pas d’offrir une approche bibliométrique comme celle qui a été établie pour le XIXe ; nonobstant, le chapitre sur la traduction comme objet éditorial montre convenablement les voies de création, circulation et réception du texte traduit. On a du mal, dans un autre domaine, à comprendre le critère d’établissement de deux chapitres portant, tout compte fait, sur les manières de définir, concevoir, envisager, produire et critiquer la traduction : en fait, celui qui est placé en second lieu, intitulé « Penser la traduction », insiste en partie sur les définitions et les variantes du terme à l’âge classique en revenant sur des domaines ou des moments qui sont traités dans d’autres chapitres: le rôle de Port-Royal, la traduction biblique, la traduction des sciences.
En dehors des genres littéraires, qui trouvent ici leur place, ainsi que les livres pour l’enfance et la jeunesse, on doit saluer l’intérêt consacré à la traduction des textes sacrés, des livres philosophiques, des traités scientifiques et artistiques, des ouvrages d’histoire, voire de la littérature de voyages : toute histoire de la traduction (des traductions) qui se respecte doit impérativement faire appel à toutes ces manifestations culturelles, sans lesquelles elle serait amputée de plusieurs de ses membres. Dans ce sens, cette Histoire des traductions en langue française est un exemple de bonnes pratiques dans la recherche traductologique.
Après le bilan, viennent les index, sur l’organisation desquels j’ai déjà exprimé mes réticences à l’occasion du compte rendu du premier volume. J’y reviens rapidement pour dire que je trouve toujours injuste le manque de visibilité des auteurs traduits ; c’est vrai que l’ouvrage insiste, à partir déjà du titre, sur les traductions et, par conséquent, sur les traducteurs – en langue française, bien entendu –, dont le riche index est même typographiquement privilégié (une seule colonne) ; en revanche, les auteurs traduits sont confondus, dans l’index nommé « autres personnalités », aux critiques, illustrateurs, responsables de maisons d’édition et traducteurs en d’autres langues… et disposés sur deux colonnes. Il faudrait, en plus, une révision des présences/absences et des graphies. Si Mme de Montespan est présente dans l’index (et avec son prénom et tous ses noms de famille), même si elle n’est que la sœur d’une traductrice, pourquoi Marie-Antoinette n’y figure-t-elle pas ? Même si on invoque l’autorité du catalogue de la BnF pour arrêter certaines graphies, pourquoi Montaigne ou Richelieu (contrairement à Mazarin) n’ont pas de prénom, ou Mme de Staël doit se contenter d’un seul nom de famille ? Les graphies surtout mériteraient une vérification : parfois, il y a des discordances encre le texte et l’index, notamment pour les prénoms composés (voir Cadet de Vaux, Moyriac de Mailla, Turgot parmi les traducteurs) ; plus souvent, ce sont des noms d’étrangers pris des titres ou d’autres documents et, de toute évidence, non vérifiés : les Espagnols « Juan Andres y Morelle » pour « Andrés y Moreil » (lorsque la Bnf donne Juan Andrés) ou « Chaves, Zapata de », donc le prénom est Luis et Zapata le premier nom, ou encore ce « Velasco, Antonio Palomino » pour lequel Palomino est le premier nom de famille (ce n’était pas question de donner son nom complet : Antonio Palomino de Castro y Velasco) ; le Portugais « Alvarez Semedo » qui s’est appelé en fait Alvaro Semedo (où Alvaro est, bien sûr, le prénom), etc. Des fautes, des inexactitudes faciles à corriger au cours d’une révision du volume, qui compte quelques crois mille noms de personne, c’est cout dire. Ce qui reste, après tout, ce sont les renseignements que cet ouvrage apporte, les suggestions qu’il propose, les voies d’étude qu’il trace. On reste, donc, dans l’attente des volumes qui suivront et qui vont compléter cet immense tableau des traductions en langue française.