Médiapart, 15 juin 2015, par Joseph Confavreux
[…] Pourtant, comme l’écrit sans doute le seul livre à se hisser à la hauteur de celui-ci, « lorsque surviennent de tels événements, souffle aussitôt le vent violent des opinions » et il est alors nécessaire de « dédaigner toute parole qui prétendrait, ne serait-ce que furtivement, trouver dans la situation présente la confirmation d’une conviction précédemment formulée » .Dans Prendre dates. Paris, 6 janvier – 14 janvier 2015 (éditions Verdier), l’écrivain Mathieu Riboulet et l’historien Patrick Boucheron ne livrent pas leur opinion sur le 11 janvier, mais tentent de creuser ce qui s’est passé en chacun de nous ce jour-là, à l’aide d’une écriture qui dit à la fois « je », « nous » et « on », parce qu’il s’agit bien de trouver une voie pour ré-articuler l’intime et le politique, le personnel et le collectif. Pour les auteurs en effet, « les 7, 8, 9 et 11 janvier nous obligent à remettre sur le métier le nous diffus et vague, relâché, incertain, que nous formions le 6 ». Dans ce but, les auteurs produisent un ouvrage qui rappelle l’autobiographie impersonnelle et collective employée par Annie Ernaux dans Les Années, avec lequel on ne sera pas forcément toujours d’accord, mais où chacun pourra se reconnaître sans doute dans certains passages.Ce passage pourra être le sentiment de honte qu’avouent les auteurs : « qu’avons-nous fait après Merah, qu’avons-nous fait vraiment ? Et après la tuerie du Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014, quatre morts, par Mehdi Nemmouche, 29 ans, une kalachnikov et une caméra en bandoulière, qu’avons-nous fait, sinon commencer à nous y habituer ? ». Pour d’autres, ce sera plutôt le sentiment de colère exprimé par Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet lorsqu’ils reviennent sur la disparition de la violence politique issue des années 1970. « On a tout fait depuis, d’abord, policièrement puis judiciairement, puis idéologiquement, pour que cette flambée de violence soit désormais perçue comme résultant de la dérive suicidaire d’exaltés en mal d’absolu, pour occulter la masse des questions, pour la plupart pendantes, que ces mouvements adressaient aux sociétés qui les avaient générés. Au fil des années 1980, 1990, 2000, trois décennies quand même, cet usage-là de la violence a régressé, en Europe, considérablement, de façon inversement proportionnelle à l’accroissement de la violence symbolique exercée sur les individus par le capitalisme. » Mais beaucoup de lecteurs partageront sans doute avant tout un sentiment de défaite politique, face à « ce mélange un peu navrant de sentimentalisme et de désir d’action [qui], pour l’instant, ne trouve pas d’autre issue que la grande cause mondiale de l’islamisme politique. C’est cela, l’histoire des terroristes du 9 janvier, non pas une lente descente aux enfers – comme c’était encore le cas pour Khaled Kelkal en 1995 ou Mohammed Merah en 2012 – mais la vie banale, hésitante et fragile de jeunes Français de confession musulmane, parfaitement visibles, que l’État, il faut bien le reconnaître, n’a pas renoncé à protéger et qui pourtant s’achève dans la jouissance du crime ». Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet s’essayent donc à un salutaire exercice de précision sur un événement dont l’ampleur est propice soit aux interprétations polémiques et à l’emporte-pièce, soit à la sidération. Décrivant leur état d’esprit au matin du 9 janvier, les auteurs écrivent : « On pense tout et son contraire, on écoute, on regarde, on lit, on pense que tout le monde a raison et l’instant d’après que tout le monde a tort, bref on ne pense pas, on ne pense plus, à cet égard, soyons beaux joueurs, les instigateurs de ces tueries voudraient et ont parfaitement réussi leur affaire, c’est un sans-faute. » Six mois plus tard, penser ce qui s’est passé début janvier 2015 à Paris demeure un chantier nécessaire pour forger le nous issu de cet événement.