Le Matricule des anges, juin 2015, par Didier Garcia
Mezzo-tinto
Dernier roman de Silvio d’Arzo, Maison des autres évoque sur fond de silence, une rencontre qui n’a pas vraiment lieu.
Commençons par planter le décor, puisque dans ces pages il compte autant que les personnages. Cela se passe dans l’Apennin émilien, vraisemblablement entre Parme et Florence. On nous parle de Montelice, un village situé non loin de Braino (deux toponymes que Google Maps ne parvient même pas à localiser), où les gens se contentent de vivre. Et après s’être longtemps contentés de vivre, ils meurent. Montelice, à en croire le narrateur, c’est un village où « il n’arrive rien de rien ». Et le village, c’est d’ailleurs beaucoup dire. Plutôt un hameau : « sept maisons adossées », deux ruelles caillouteuses, une place qui a les dimensions d’une cour, un étang, et un canal. Le tout cerné en permanence par les montagnes.
Deux sexagénaires vont nous y jouer leur histoire. À huis clos, et en quelque sorte malgré eux. Un vieux prêtre, qui se trouve être le narrateur, et Zelinda, une inconnue qui, pour survivre, lave dans l’eau du canal les guenilles des paroissiens. Cette lavandière venue de nulle part a tôt fait d’intriguer le curé. À force de l’observer, il découvre quel genre d’existence est la sienne. Semblable à celle de la chèvre qui l’accompagne.
Inutile d’attendre quoi que ce soit d’un tel décor et de tels personnages : dans ce récit, il ne se passera rien. Pour reprendre les propos du narrateur, c’est « une absurde histoire de quatre sous » avec « une absurde vieille » et « un absurde prêtre ». La seule chose que nous pouvons voir passer, ce sont les chèvres, mais quand elles traversent le village, il n’y a guère que des ombres qui défilent derrière les fenêtres, accompagnées par l’aboiement des griffons. Et les ombres, dans ce genre de trou, « c’est une histoire qui donne à penser ». Parfois quand même, il s’y passe quelque chose : il pleut, ou alors il neige. Mais c’est tout, et le narrateur sait de quoi il parle : cela fait trente ans qu’il vit là.
Inutile également d’espérer trouver des couleurs dans ces pages. Tout semble avoir été plongé dans la même encre. Ici, la moindre évocation est faite à l’heure « où la tristesse de vivre semble grandir en même temps que le soir et vous ne savez à qui en attribuer la faute : mauvaise heure ». C’est l’heure où « les ravines et les bois, les sentiers et les pâturages deviennent d’une couleur vieille rouille, puis violette, puis bleue ». Et quand il fait jour, on a l’impression que le soleil est sur le point de disparaître, tant et si bien qu’à la ligne suivante il a bel et bien disparu. Les rares bruits que nous parvenions à saisir sont les aboiements des chiens, ainsi que la note musicale des clarines de bronze suspendues au cou des chèvres ou des moutons. Et comme si la vie s’était figée à force de séjourner dans l’obscurité sous plusieurs épaisseurs de silence, c’est « partout la même immobilité ». Peut-être est-ce pour cette raison que le prêtre narrateur voit si bien Zelinda : elle est la seule à bouger dans cet univers pétrifié.
Sans doute parce qu’il faut bien qu’il y ait un épisode, même dans un récit de ce genre, Zelinda écrit une lettre au curé. Elle descend à la cure pour la lui remettre, la lui laisse en son absence, puis se ravise et repasse la prendre quelques heures plus tard. Ce qu’elle a demandé au prêtre, nous ne le dirons pas afin de ne pas trahir le seul suspense de ce livre. Tout juste pouvons-nous avancer que c’est quelque chose que l’Église a toujours réprouvé.
Quand le récitse referme (il aura duré un trismestre), l’hiver commence à montrer le bout de son nez. Un hiver censé durer cinq ou six mois.
Silvio d’Arzo (un des pseudonymes d’Ezio Comparoni, 1920-1952) a travaillé quatre années durant sur ce texte qui a les dimensions d’une longue nouvelle – autant dire que chaque mot y est pesé, l’expression taillée au plus juste, et que rien ne déborde dans ces phrases au souffle court. L’on pourrait presque affirmer que c’est le livre d’une seule question : celle qu’une femme n’arrive pas à poser à un curé, mais qu’elle finit par lui poser, au prix d’efforts incroyables, et à laquelle elle n’obtient pas de réponse, sinon celle qu’elle lui donne. Un livre triste à l’évidence, tragique même, et pourtant léger, peut-être parce qu’il est surtout fait de silence, lequel permet au romancier d’exprimer à la fois tout ce qui n’est pas dit et ce qui est seulement esquissé, parfois ravalé au plus profond de soi, comme s’il s’agissait d’un terrible secret. De là sans doute cette impression d’un texte chuchoté autant qu’écrit, raconté à mi-vois par une parole fatiguée, dans laquelle chaque mot a la beauté de ce qui est rare ou de ce qui est amené à périr, cependant qu’autour de nous le soir lentement s’étale. Que ce soit dans l’Apennin ou ailleurs, il n’y arien à faire contre cela : le soir finit toujours par revenir et nous renvoyer au silence, à l’intérieur duquel nous pouvons penser notre vie.