Le Matricule des anges, juin 2015, par Éric Dussert
Vita nostra
Enquêtant dans les « borgate » romains, Walter Siti accumule dans ses filets des existences vouées à la satisfaction des désirs.
Si Leçons de nu, Une douleur normale (Verdier, 2012 et 2013) et Résister ne sert à rien (Métaillié, 2014), les trois premiers livres traduits en français de l’Italien Walter Siti n’avaient pas toujours convaincu le lectorat français, son nouveau roman, La Contagion, mérite de n’être pas laissé dans l’ombre. Il est d’une nature assez particulière et retient assez vite l’attention, mais probablement pas pour les raisons que l’on croit. Dense et tendu, le livre est construit sur les témoignages successifs et entrelacés d’habitants d’un immeuble populaire des « borgate » de Rome, ces quartiers périphériques unis en 1975 pour faire reconnaître les logements illégaux qui y avaient été construits depuis la guerre en l’absence d’autre projet projet urbanistique. Un véritable bouillon de culture, Walter Siti le souligne en insistant sur les principales composantes de ces quartiers et des vies qui s’y déroulent : sexe et drogue et transexualité. N’omettons pas la misère qui imbibe les existences de ces Italiens de notre temps, ballotés par des instincts qui les poussent à se soucier principalement de l’assouvissement de leurs désirs. Et plus on est de consommateurs, plus on jouit.
« Les niveaux de désir se mélangent dans la borgata comme un vin pétillant qui monte à la tête ». Présenté comme « celui qui possède le plus profondément l’art du roman » en Italie, le professeur et critique Walter Siti compose en documentariste une fiction qui ressemble plus à un reportage voyeuriste qu’à une fiction révolutionnaire. En particulier parce que le discours direct de ses personnages, Marcello le bellâtre bodybuildé à voile et à vapeur, sa femme Chiara, La Toupie, les prostituées, les transexuels, les dealers, les pères de famille divorcés ou les mères de famille à l’ouest convoque en boucle le récit de séances de cul, braquages, prises de cocaïne, sacro-saints moments de consommation, baises, ou bien encore le récit d’anecdotes et de magouilles, adultères, ad libitum, une longue répétition des cercles vicieux qui occupent le vide d’existences rarement bousculées par celle d’une Francesca, l’handicapée militante.
« Les sociologies tombent en morceaux, écrit Siti, énumérer ne suffit pas : seul un esprit libéré des obsessions pourra en dessiner une carte raisonnée. Par certains aspects, le roman de Siti évoque le cinéma réaliste italien et ses individus hâves et malchanceux qui mènent dans des quartiers sans grâce et poussiéreux des casses misérables ou sont pris pour le vol d’une bicyclette… Des vies qui ressemblent beaucoup à ce que nous connaissons à travers les fictions télévisuelles, les magazines people et la publicité, organes de cette contagion socioculturelle qui ravage tout, et en particulier leur imaginaire et leur univers mental. Et le tableau vaut pour tout le monde…
« La pollution acoustique règne sans partage dans le quartier : sans rien pour s’opposer à elle, elle tape sur les nerfs, poussant les plus robustes à faire encore plus de bruits et les plus névrosés à l’endurer comme une condamnation nécessaire, persuadés qu’être pauvre c’est une faute. Les employés municipaux, qui élaguent les arbres et s’acharnent sur les pelouses avec la faucheuse à moteur, ne prennent leur service qu’à huit heures, mais les Slaves qui construisent des bâtiments sans permis ont déjà mis la bétonneuse en marche. (…) Les cireuses, les mixers, les vérins pneumatiques et les pneus crissant dans les virages obligent tout le monde à parler fort : ici la discrétion est signe de maladie mentale, il n’y a qu’aux urgences qu’on peut voir des patients raser les murs et bouger les lèvres sans émettre de son.»
Il paraît clair que La Contagion est une polyphonie d’aujourd’hui. On en jugera les harmoniques en fonction du crédit que l’on accorde au témoignage. Quant à la littérature de Walter Siti, il ne sera pas dit qu’elle est exempte de naturalisme.