Livres hebdo, 26 juin 2015, par Jean-Claude Perrier

Le corps subjectif

Mathieu Riboulet, orphelin des années 1970 contestataires

Né en 1960, Mathieu Riboulet n’a pas « fait » ce Mai 68, qu’il considère cependant fondateur dans son parcours, comme dans celui de tant de gens, alors qu’il est de bon ton, aujourd’hui, de remettre en cause la « révolution manquée » ainsi que ce qu’elle a bouleversé dans la société française du gaullisme finissant. Riboulet n’a pas non plus participé aux luttes ultraviolentes des années 1970, Brigate Rosse en Italie, Rote Armee Fraktion en RFA, Action directe en France, malgré quelques tentations de basculement. Sans doute, comme il l’écrit, n’avait-il « pas assez de couilles pour se battre ».
Justement, son combat à lui, Mathieu, toujours en rage, en révolte, plein de haine à l’égard de la violence d’État, de celle qui a tué un Pierre Overney en 1972, ou de l’oppression sociale qui pèse sur les plus faibles, comme les immigrés, c’est le combat du corps, parce que la conscience politique, pour lui, est indissociable de la conscience sexuelle, homo en l’occurrence.

C’est cette histoire, ces « chronologies personnelles qui sont des fictions », qu’il a décidé de dérouler ici, dans deux recueils complémentaires. Entre les deux il n’y a rien, triptyque où le narrateur, bousculant la stricte temporalité, raconte quelques souvenirs de ses premiers voyages avec ses parents dès 1972 (en Pologne, en Allemagne, en Italie, rien que des pays à fortes tensions politiques), puis seul à partir de 1978, et sa rencontre amoureuse à Rome avec le beau Massimo, militant politique pas très loin de cette extrême gauche radicale qui venait d’assassiner Aldo Moro. Lisières du corps, pour sa part, rassemble six textes en apparence divers, mais dont le corps est le plus grand dénominateur commun. Celui de Murat, le masseur plus qu’énergique du hammam de Cihangir, Beyoglu, quartier branché d’Istanbul, avec qui il ne se passera rien – en général, dans les saunas, on ne couche pas avec le personnel. Celui, magnifique et reproduit en photo d’Inti, avec sa louve, Loula. Celui de cet énigmatique garçon à la canne, admiré dans un sauna de Cologne. Ou encore celui, mort, de Ljiubodraga, à qui il dédie un thrène émouvant. Émouvante aussi, l’évocation, à la fois pudique et crue (la marque de fabrique de Mathieu Riboulet), du « blond Martin », le premier amour de ses 15 ans, de leur « apprentissage mutuel des corps », de leurs folles années communes de militantisme gay (qui se souvient encore du Front homosexuel d’action révolutionnaire ?), de leurs amours débridées. Trop, sans doute : Martin, honteusement abandonné par sa famille « tradi », est mort du sida en 1989, laissant son ami/amant inconsolé, indompté. Écrivain.