Le Monde, 5 juillet 2015, par Alain Salles
Yannis Kiourtsakis, romancier : « Ce que je redoute le plus, c’est la division du pays »
Yannis Kiourtsakis est un romancier et essayiste, né en 1941. Il est l’auteur du Dicôlon et du Double Exil (parus en 2011 et 2014 chez Verdier). Il vient de publier à Athènes un essai (non traduit), dont une partie est consacrée à la crise, intitulé Chercher dans l’exil sa patrie. Son œuvre explore les relations ambiguës entre la Grèce et l’Europe.
« Nous sommes dans une impasse. Alexis Tsipras a donné beaucoup d’espoir. Son élection n’était pas une victoire de l’extrémisme, c’était une victoire de la dignité, la volonté d’en finir avec des politiques d’austérité qui ne marchent pas. Mais il a mal conduit les négociations avec les créanciers.
En même temps, l’Europe a très mal agi aussi. Quand le pays est en lambeaux, il faut l’aider à se redresser, et pas seulement discuter du taux de TVA.
Voter oui, cela veut dire accepter tous les mémorandums qui ne fonctionnent pas. Voter non, alors que le pays est dans cet état d’asphyxie, avec les banques fermées et cette ambiance de peur, est inquiétant aussi. C’est pourquoi nous sommes dans une impasse.
Ce que je redoute le plus, c’est la division du pays. Notre histoire est bâtie sur la division. Il n’y a pas que la guerre civile avec les communistes après la seconde guerre mondiale. Pendant la première guerre mondiale, le pays était coupé en deux, entre le roi Constantin, qui était pro-allemand, et le premier ministre Elefthérios Venizélos, qui était pour les Alliés.
Il y a eu ensuite bien sûr la période de la dictature des colonels. Après le retour de la démocratie, en 1974. Constantin Caramanlis a tranché le nœud gordien de la guerre civile en légalisant le parti communiste. On voit resurgir à nouveau un pays coupé en deux, entre les partisans du oui et ceux du non. Les premiers sont des traîtres, les seconds des communistes. C’est inquiétant.
Je ne peux pas imaginer la Grèce hors de l’Europe. Depuis la naissance de l’Etat grec au XIXe siècle, nous sommes liés à l’Europe, avec de nombreuses méprises.
Les Européens nous idéalisaient, au nom de notre passé. Et en même temps, nous avons été semi-colonisés depuis l’indépendance, sous le contrôle des grandes puissances (France, Angleterre, Russie) qui ont construit nos institutions et imposé entre 1832 et 1862 le roi Othon, venu de Bavière.
J’ai cru à la cause de l’Europe. Comment est-elle devenue une machine à casser les peuples ? Car ce qui se passe en Grèce se reproduira ailleurs. C’est un gâchis épouvantable.
Oui, l’Europe a été traitée en Grèce comme une vache à lait, dans un climat de laxisme général et de consumérisme. Nous avons vécu dans l’illusion de cette euphorie européenne.
Mais l’Europe a laissé faire. Et cela a continué pendant les mesures d’austérité. Un ami français résumait la situation avec la « troïka » : « Ils font semblant de vous aider et vous faites semblant de faire ce qu’ils disent. »
Tout cela est vrai mais j’ai tendance à penser que la responsabilité du plus fort est plus importante que celle du plus faible. Se dire qu’après cinq ans de crise on est au bord de la sanction d’un peuple !
La sortie de la Grèce de l’euro serait une catastrophe pour nous, mais également pour le peuple européen. On va vers le précipice. »