Annales, juillet 2015, par Albrecht Burkardt
Depuis Le sabbat des sorcières ([1989] 1992), Carlo Ginzburg n’a plus publié de monographies mais s’est employé essentiellement à de brèves études pointues, sortes d’essais historiques abordant, avec une érudition remarquable, les sujets en apparence les plus divers. Il est vrai que son premier recueil d’articles, Mythes, emblèmes, traces, restait assez proche des domaines de recherche dans lesquels il s’était fait une réputation. Cependant, dans les recueils qui ont suivi, C. Ginzburg n’a pas hésité à parcourir les terrains les plus vastes touchant à l’histoire culturelle en Occident, depuis l’ancienne Grèce et les traditions bibliques jusqu’aux classiques du XXe siècle. Aussi l’auteur s’est-il mué en une sorte de virtuose de l’érudition, d’autant que celle-ci se veut interdisciplinaire. C. Ginzburg noue, en tant qu’historien, le dialogue avec tout un ensemble d’autres disciplines des sciences humaines : des philologies classiques et des études bibliques aux lettres modernes et à l’histoire de l’art.
Si certains de ses articles ont été regroupés selon un dénominateur thématique spécifique1, la plupart de ses essais se veulent, d’une façon ou d’une autre, une contribution aux débats historiographiques et, plus encore, aux présupposés de la méthode historique. Depuis les débuts de son activité d’essayiste, en effet, C. Ginzburg s’est posé comme le défenseur acharné d’une histoire qui se veut connaissance vraie du passé, sachant distinguer le vrai du faux, le réel de l’imaginaire. Bien entendu, il ne nie pas les difficultés que pose ce parti pris qui ne doit pas se confondre, comme il le répète à volonté, avec un « positivisme naïf » (p. 23). Aussi les différents recueils peuvent-ils se lire comme autant de tentatives d’explorer la condition historienne dans sa complexité, « sur le point de vue en histoire » (À distance) ou sur les rapports entre rhétorique et preuve dans le domaine de l’historiographie (Rapports de force). Le fil et les traces s’insère dans cette série d’interrogations et peut être considéré comme une sorte d’arrière-garde des recueils précédents.
Les questionnements de l’auteur sont nés de son opposition aux tendances de la recherche – particulièrement nettes, selon lui, dans l’espace anglo-américain et « personnifiées » par l’œuvre de Hayden White – à réduire le discours historiographique à un art rhétorique auquel échapperait toute valeur de véracité. Cet engagement est d’autant plus résolu que C. Ginzburg se sent doublement concerné par les points de vue qu’il combat – en tant qu’historien, mais aussi, vis-à-vis de son identité personnelle, en tant que « juif né et élevé en pays catholique2 ». Selon lui, les positions condamnées vont de pair, en effet, avec un relativisme culturel aux implications fort ambiguës : les mêmes prémisses qui semblent promouvoir une tolérance sans bornes sont aussi celles dont « s’inspire le principe selon lequel la justice n’est rien d’autre que le droit du plus fort 3 ». Les articles contenus dans Le fil et les traces adoptent le même point de vue, avec en apogée le grand essai « Unus testis. L’extermination des juifs et le principe de réalité », qui condense les oppositions évoquées tout en faisant apparaître nombre de références intellectuelles qui ont marqué l’auteur.
Les seize essais du volume, caractérisés par le même « universalisme » impressionnant qui mène le lecteur de Polybe, voire d’Homère, jusqu’au XXe siècle, sont peut-être d’une plus grande hétérogénéité que ceux qui ont été réunis dans les recueils précédents. Sans doute le rapport entre réalité et fiction littéraire constitue-t-il un centre de gravité du volume, plusieurs articles prenant comme point de départ Mimesis (1945), l’œuvre classique d’Erich Auerbach. De même, ce n’est pas un hasard si le recueil contient, en annexe, la postface que C. Ginzburg a consacrée à l’édition italienne du beau livre de Natalie Zemon Davis sur Martin Guerre. D’autres essais rendent hommage à certains champs thématiques de prédilection de l’auteur, tel le phénomène du chamanisme. Le volume rend également accessibles les contributions désormais classiques à certains débats historiographiques plus spécifiques, sur la microstoria par exemple, ou sur l’apport des sources inquisitoriales. Enfin, certains des articles se veulent des réponses aux critiques dirigées contre l’œuvre de l’auteur, notamment concernant l’approche microhistorique.
En dépit de cette hétérogénéité, le volume ne perd rien de sa valeur. Au contraire, le fil rouge qui réunit les contributions des recueils précédents paraît à son tour – malgré le sérieux des combats historiographiques de C.Ginzburg – être un prétexte pour exhiber, principalement, le genre de l’essai que l’auteur renouvelle à sa façon. C’est aussi dans ce sens que l’on peut lire Le fil et les traces. On ne s’étonne pas que l’un des articles soit consacré au père fondateur du genre, Montaigne. Pourtant, C. Ginzburg ne partage en rien le scepticisme de l’auteur des Essais. Le genre considéré lui semble constituer la forme idéale pour mettre en œuvre ce qu’il estime être le fondement de sa méthode d’investigation. C’est cette méthode que C. Ginzburg a théorisée – en en analysant la « préhistoire » – dans un article désormais classique : « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire4 ». Le titre du présent volume rend encore hommage à ces conceptions, alors que l’une des contributions semble en déduire l’acheminement même de la progression des savoirs : « Je crois que l’accumulation des connaissances advient toujours de cette façon : par lignes brisées et non par lignes continues ; à travers des faux départs, des corrections, des oublis, des redécouvertes ; grâce à des filtres et des schèmes qui aveuglent en même temps qu’ils font voir » (p. 167).
En cherchant à reconstruire ces parcours éclatés, C. Ginzburg pratique une sorte d’histoire des idées qui, à certains égards, semble bien plus proche des traditions de la Geistesgeschichte que de l’histoire des représentations (collectives). Ce n’est donc pas un hasard si celui-ci prend régulièrement comme point de départ de ses interrogations certaines œuvres, parmi les plus classiques de l’héritage culturel occidental, d’auteurs tels que Montaigne, Voltaire, Stendhal, Flaubert. Non pas que pour C. Ginzburg les forces intellectuelles d’un siècle s’incarnent principalement dans les idées de quelques grands. Le point d’accroche dans ces textes classiques peut être un détail en apparence éphémère, et C. Ginzburg, par ses procédés, ne dément pas ses premières amours, qui avaient pour objet des héros parfaitement anonymes, devenus célèbres seulement par les travaux de l’auteur, tel Menocchio dans Le fromage et les vers ([1976] 1980). Les approches de C. Ginzburg ne sont pas sans rappeler, en effet, celles d’un Lucien Febvre.
Cependant, ce dernier aimait centrer ses analyses sur certains des grands auteurs du XVIe siècle afin de repérer ce que ceux-ci partageaient, dans leurs conceptions, leurs outils intellectuels, avec les plus communs de leurs contemporains. Pour C.Ginzburg, en revanche, il s’agit de repérer et relier entre elles les traces d’un concept, d’une idée, pour comprendre son cheminement, péripéties comprises, dans les sens multiples pris en cours de route : c’est une sorte d’archéologie ponctuelle des savoirs.
Naturellement, la méthode a ses faiblesses heuristiques : l’art de trouver les traces ne suit aucune recette qui s’établirait au préalable ; le défi à vaincre renvoie à l’instinct du chasseur. Il n’en reste pas moins que cet instinct est fort développé chez C. Ginzburg, et ce avec une largesse d’esprit telle que ses essais paraissent comme l’un des rares exemples montrant comment renouer de façon convaincante avec le genre – anachronique en apparence – de l’histoire universelle. Bien entendu, c’est au moyen d’une approche qui se méfie des « grands récits » historiques ; la vérité prend plutôt, à l’instar de l’essai, la forme d’un fragment.
1 – Carlo GINZBURG, Nulle île n’est une île. Quatre regards sur la littérature anglaise, trad. par M. Rueff, Lagrasse, Verdier, [2000] 2005 ; Id., Peur, révérence, terreur. Quatre essais d’iconographie politique, trad. par M. Rueff, Dijon, Les presses du réel, 2013.
2 – Id., À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. par P.-A. Fabre, Paris, Gallimard, [1998] 2001,p. 12.
3 – Id., Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, trad. par J.-P. Bardos, Paris, Gallimard, [2000] 2003, p. 15.
4 – Id., Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, trad. par M. Rueff, Lagrasse, Verdier, [1986] 2010.