La Voix de la victoire, mai 1993, par Maurice-Ruben Hayoun
C’est incontestablement une somme, inédite à ce jour, que le traducteur de cet imposant volume nous offre : pour la première fois, apparaît en langue française, une véritable anthologie des grandes œuvres kabbalistiques depuis le XIIe jusqu’au XVIIe siècle. On pourrait, assurément, discuter telle ou telle traduction, une interprétation par-ci ou par-là, mais l’impression d’ensemble qui prévaut est bonne. Il faut le signaler d’emblée car depuis la mort de Georges Vajda on pouvait se poser quelques questions sur l’avenir des études kabbalistiques en France. Aujourd’hui, les chercheurs non hébraïsants, les spécialistes des religions ou mystiques comparées, sans oublier le grand public cultivé, sont dotés d’un bel instrument de travail qui se veut, en même temps, une sorte de status quaestionis, tant les références bibliographiques, parfois un peu orientées tout de même, sont copieuses. Mais venons-en au contenu et à la philosophie générale de l’ouvrage.
L’auteur a voulu cerner l’intention même des kabbalistes depuis l’origine et définir, par-delà la diversité des écoles et des sensibilités, ce qui les a incités, depuis les temps de la réaction aux œuvres de Maïmonide jusqu’à l’aube de l’Aufklärung avec Mendelssohn et la Haskala, à élever une digue sur la voie de l’abstraction intellectuelle et de la conceptualisation du judaïsme rabbinique. Il faut cependant ajouter, comme le remarque l’auteur de manière un peu fugitive, peut-être, que les kabbalistes étaient loin de faire preuve d’anti-intellectualisme : un Moshé Cordovéro avec son Pardès rimmonim (Le verger de grenades), ou même un Moïse de Léon avec la partie principale du Zohar, sans oublier ses œuvres hébraïques et publiées sous son vrai nom, sont des chefs-d’œuvre d’intellectualisme mystique ; leurs auteurs furent de grands intellectuels qui déplacèrent le centre de gravité du discours intelligible vers un autre domaine, c’est-à-dire au-delà des limites un peu étroites d’une ratio parfois bornée. Il faut aussi savoir que par un subtil mouvement de balancier, dont l’histoire juive a si souvent le secret, le maïmonidisme triomphant suscita une kabbale qui puisa sans vergogne dans un exubérant symbolisme sexuel parce que les racines de la vie lui semblèrent difficiles à évacuer, tandis que, beaucoup plus tard, au cœur du XVIIIe siècle, la Haskala et Moïse Mendelssohn provoquèrent l’émergence du hassidisme dont le but déclaré était de tempérer l’activité de ce même rationalisme perçu comme étant froid et délétère. Cette brève comparaison montre combien la kabbale, expression absolument légitime d’une certaine sensibilité juive à travers les âges, mérite d’être étudiée sans a priori ni préjugés, qu’ils soient favorables ou défavorables.
Ce qui intéresse l’auteur de cet ouvrage, c’est d’analyser comment les kabbalistes ont cru pouvoir exercer une influence sur les entités supérieures, c’est-à-dire sur les sefirot, et par-delà le monde séfirotique, sur Dieu lui-même. Comment ? Principalement par la récitation pensée des prières, c’est-à-dire animée de la kawwana (intention profonde). Mais il y a aussi toutes les autres mitswot qui constituent l’épine dorsale du judaïsme rabbinique, et sur lesquelles les textes retenus ici donnent des éclairages excellents. Là encore, ce qui se profile à l’arrière-plan, c’est la crainte de voir le concept divin de Maïmonide, relayé après la mort de l’auteur du Guide des égarés par des commentateurs averroïstes, encore plus enclins à faire du Seigneur d’Israël une essence divine abstraite, éloignée de l’univers des hommes et désintéressée de leur destin. En somme, une divinité – et non plus un Dieu personnel – auquel on ne saurait adresser ni prières ni suppliques ! Une sorte de Premier Moteur d’Aristote, ou pire, un Dieu de Plotin, plongé, comme on dit, dans une sorte de narcissisme éternel. En somme, Spinoza percerait sous Maïmonide !
[…] Les textes kabbalistiques, plutôt bien traduits et richement annotés, constituent l’incontestable richesse du livre de M. Mopsik : on est ébloui par ce défilé d’auteurs, grands et moins grands, qui contribuèrent peu ou prou à donner au courant ésotérique juif ses lettres de noblesse. S’il est un commandement qui a tant ému les kabbalistes, c’est celui du repos et de la solennité chabbatiques : on y mange mieux qu’à l’ordinaire, ce qui, dans ce contexte, permet de sanctifier la création divine encore plus que d’habitude, on y prie avec une dévotion plus fervente et on y aime sa chaste épouse, car la joie du chabbat doit être complète. On assiste donc à la réunion de tous les idéaux kabbalistiques : la glorification de Dieu mais aussi la procréation, perçue ici comme une œuvre sacrée parce que située dans le droit fil du créer divin.
[…] Enfin, l’auteur n’a pas oublié d’évoquer les résistances juives à la kabbale. Il n’est pas inintéressant d’y revenir, car ceci montre combien la pensée juive a toujours refusé de porter un uniforme et combien elle a trouvé dans une opposition pacifique l’une des sources de sa fécondité. M. Mopsik a été conduit à s’intéresser aux résistances juives à la kabbale, c’est-à-dire à des œuvres émanant de personnalités pour qui la kabbale et sa Bible, le Zohar, n’ont jamais été entourés de cette aura de sainteté dont ils ne jouissent pas plus qu’ils ne portent l’estampille de l’authenticité.
Ceci est un chapitre fort délicat de l’histoire intellectuelle juive. La kabbale en général et le Zohar en particulier ont eu bien des détracteurs mais aussi d’innombrables défenseurs et on peut dire que le rapport de forces, au sein de l’histoire intellectuelle juive, leur est plutôt favorable…
Toutes les recherches portant sur l’authenticité réelle ou supposée du Zohar et sur la personnalité de son principal auteur, Moïse de Léon, remontent nécessairement au témoignage de première main d’lsaac d’Acco que certains critiques ou défenseurs ultérieurs ont parfois mis en doute. Isaac avait parlé avec l’épouse de Moïse de Léon ; il a ainsi appris le contenu de certaines conversations confidentielles entre les époux : Moïse aurait dit à sa compagne que si l’on apprenait l’origine réelle de l’ouvrage, on ne débourserait plus un seul liard pour l’acquérir, ce qui n’aurait pas manqué d’entraîner des suites fâcheuses pour l’économie du ménage… Mais ne nous attardons pas sur un contemporain de Moïse de Léon, même si son témoignage est capital et tournons-nous plutôt vers la première œuvre à articuler contre l’authenticité du Zohar et l’Antiquité de la kabbale des critiques systématiques.
Je pense à la Behinat ha-Dat d’Eliya Delmédigo (1460-1493), le grand philosophe averroïste de Padoue, le maître mais aussi le protégé de Pic de la Mirandole. Certes, il y eut avant lui, notamment chez les philosophes juifs contemporains de la propagation de la kabbale, une série de déclarations d’où le scepticisme n’est pas absent. Toutefois, dans l’histoire de la contestation du Zohar et de la kabbale, c’est cet Examen de la religion de Delmédigo qui se situe à l’origine. Il faut dire seulement que la critique majeure porte sur les prétentions des kabbalistes d’agir par leurs oraisons orientées (kawwana) sur les niveaux supérieurs (sefirot). De la part d’un philosophe averroïste qui traduisit pour son disciple, Pic, des traités et des commentaires d’Averroës de l’hébreu en latin, ce phénomène n’est pas singulier ; il est même un peu cocasse, quand on sait que le disciple inclinait sérieusement vers la kabbale et qu’il parvint même à se trouver un autre maître es kabbale en la personne de Johanan Alemano lorsque Delmédigo aborda franchement la question du mysticisme. Pic ne pouvait décemment pas se détourner de la kabbale, puisqu’il prétendait dans ses fameuses Thèses que cette science (et la magie) étaient les plus indiquées pour prouver la messianité et la divinité de Jésus. Il faut ici encore rappeler les pénétrantes analyses de M. Mopsik qui met en garde contre une assimilation de la kabbale à la magie.
Le destin du traité de Delmédigo fut assez étrange : achevé le 31 décembre 1490, il ne fut publié que 139 ans plus tard à Bâle, dans un recueil d’écrits de son propre arrière-petit-neveu, le célèbre Joseph Salomon Delmédigo (YASHAR mi-Kandia, Crète) (1591-1657), intitulé Ta’alumot hokhma (Profondeurs de la sagesse), ouvrage qui figurera dans la bibliothèque de Spinoza. Le plus intéressant est que l’arrière-petit-neveu a rédigé une épître où il prend (apparemment) le contre-pied des thèses anti-kabbalistiques de son grand-oncle. Ce qui frappe encore davantage le lecteur attentif, c’est que YASHAR donne largement la parole aux adversaires du Zohar et de la kabbale, alors qu’il aurait pu s’en dispenser. Notre perplexité atteint son point culminant lorsque nous découvrons une autre épître de l’auteur, inédite jusqu’en 1840, date à laquelle elle fut imprimée par Abraham Geiger, grand pourfendeur de la kabbale au XIXe siècle. Et que fait le petit-neveu dans cette épître ? Il dit pis que pendre de la kabbale, reprend les arguments de son grand-oncle contre elle, et dissuade fortement son disciple, rabbi Zérah de Troki, de l’étudier.
Le pire pour le courant ésotérique juif était encore à venir ; en effet, en 1639 le rabbin vénitien bien connu, Léon de Modène, qui nous a laissé une autobiographie, Hayvé Yehuda pleine de candeur et où il avoue sans détours sa passion pour le jeu, publia un véritable brûlot contre la kabbale sous le titre Ari nohém (Lion rugissant). Il fait son profit des critiques d’Eliya Delmédigo mais en ajoute de beaucoup plus fortes ; évoluant dans un milieu chrétien à l’époque de la Renaissance, le rabbin vénitien déplore que la kabbale et surtout le Zohar soient (selon lui) responsables de tant d’apostasies chez les juifs. C’est qu’entre-temps les kabbalistes chrétiens (Pic, Reuchlin, Guillaume Postel etc.) s’étaient réappropriés les écrits kabbalistiques qu’ils transformaient en arsenal d’idées à l’encontre du judaïsme. Puisque les kabbalistes statuaient l’existence de dix sefirot dans leur conception dynamique de la divinité et que les juifs n’y trouvaient rien à redire, la trinité chrétienne ne devrait pas leur poser de gros problèmes ! Modène déplore par ailleurs que même les jeunes gens étudient le Zohar et négligent de ce fait le Talmud et la littérature des décisionnaires.
En 1768 Jacob Emden, l’ennemi juré de Jonathan Eibeschutz, l’auteur de la Megillat sefer, publie sa Mitpahat sefarim où il « démystifie » le Zohar. Tishby note dans l’ouvrage cité plus haut que le reclus d’Altona avait passé au crible chaque page du Zohar, répertoriant sans pitié les redites, les anachronismes, les invraisemblances, etc. Mais dans sa préface, Emden qui était pourtant un esprit fort, nous livre ses scrupules à porter atteinte à un livre si précieux et quasi sacré aux yeux des juifs. Il identifie la partie principale du Zohar comme étant l’œuvre de Moïse de Léon mais ne peut s’empêcher d’écrire, en guise de conclusion, que 1’auteur du Zohar a reçu « des étincelles de l’âme de rabbi Siméon ben Yohaï ». Cette référence à peine cachée à la migration des âmes voulait exprimer quelque chose qui gênait l’auteur ; on dirait aujourd’hui que « l’auteur s’est tellement identifié à son héros que le lecteur ne sait plus qui est qui ! » Il faut signaler qu’Emden ne contestait pas l’authenticité de la kabbale en tant que telle, il établissait cependant un subtil distinguo entre la falsification pure d’une part et la pseudépigraphie d’autre part…
Même au début du XIXe siècle les adversaires de la kabbale ne désarmèrent pas : on peut voir comment Isaac Samuel Reggio, l’éditeur de la Behinat ha-Dat (Vienne, 1833) parle du Zohar et de la kabbale en reprenant les arguments d’Emden. Et en 1852 un autre érudit, Samuel David Luzatto écrivit un livre contre la kabbale et le Zohar. Il est vrai que précédemment, un autre Luzzato, Moshé Hayyim, richement représenté dans le présent volume, avait rédigé un plaidoyer en faveur de la littérature kabbalistique…
Abraham Geiger disait de la mystique juive qu’elle était une supercherie (Betrug) ; mais l’ennemi le plus acharné, parce que le plus érudit, de la kabbale fut Heinrich Gratz, le père de l’historiographie juive moderne, mort il y a cent ans (1891). Je préfère ne pas lui donner ici la parole tant il s’est fait l’implacable censeur du Zohar et de son auteur…
Depuis l’arrivée salutaire de Gershom Scholem et de son œuvre, la kabbale a été admise comme un rameau légitime de la croyance juive ; elle est aussi devenue un objet d’étude loin des préjugés et des complaisances.
Soyons assurés que le beau volume dont M. Mopsik nous fait l’aubaine contribuera à ouvrir la voie à des recherches toujours plus fines sur la kabbale, sa symbolique et sa théurgie.