Libération, 22 avril 1993, entretien réalisé par Édouard Waintrop

Un dévot de la cabale

Occultés comme « scandaleux et irrationnels », les textes cabalistiques ont pourtant profondément modelé la mystique juive. Entretien avec le chercheur Charles Mopsik.

Cet ouvrage est la première monographie consacrée à l’étude de cette composante singulière de la religion juive : « la croyance dans le pouvoir d’action sur Dieu des œuvres humaines », écrit Charles Mopsik en avant-propos de son recueil de Grands Textes de la Cabale. Autant dire qu’en reprenant l’histoire de ce courant de pensée par le biais fondamental de ses conceptions « théurgiques » (1) et de l’influence du rite sur Dieu, l’auteur rompt avec le silence (complet ou partiel) instauré sur ce sujet par nombre de spécialistes. Le « caractère théologiquement scandaleux et irrationnel » de ces théories et pratiques religieuses les ayant rejetées dans le « domaine ténébreux de la magie et du mythe ».

C’est avec la même volonté de ne pas sacrifier sans examen aux théories communément admises que l’Israélien Moshe Idel, autre iconoclaste de la recherche sur la « mystique juive », analyse l’apparition et l’épanouissement du thème du Golem – « être humain fabriqué artificiellement grâce à un procédé magique faisant appel aux saints noms de Dieu » (Gershom Scholem). Moshe Idel, professeur de l’Université hébraïque de Jérusalem, et Charles Mopsik, chercheur français au CNRS sont de ceux qui ont le plus innové dans l’aire défrichée par Gershom Scholem. Et qui ont le plus remis en cause les conceptions de leur glorieux ancien. Entretien autour de la Cabale et de la mystique juive avec Charles Mopsik, directeur chez Verdier de la collection « Les Dix Paroles ».

Quelle est la place de la Cabale dans la tradition juive ?

Son importance a fluctué selon les époques. Au XIIe siècle, elle a d’abord touché, vers Narbonne, un petit nombre de cercles autour de quelques maîtres qui voulaient réaffirmer l’ésotérisme juif traditionnel contre l’ésotérisme de Maïmonide. Ensuite, l’activité se déplace vers la Catalogne : Gérone devient le grand centre où la Cabale s’épanouit. Avec les deux disciples d’lsaac l’Aveugle – cabaliste languedocien – que sont Azriel et Ezra de Gérone.

Puis le centre émigre vers la Castille. C’est là que le Zohar, le livre le plus célèbre de la Cabale, a été écrit. C’est aussi là que naît Abraham Aboulafia, le plus grand représentant de la Cabale extatique, conception plus mystique que celle du Zohar. Alors que le Zohar (Cabale théosophique) spécule sur le monde divin, Aboulafia cherche un contact extatique avec lui.

Au XIVe siècle, la Cabale théosophique arrive en Italie avec Menahem Recanati. Après l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, répandue de Constantinople à l’Italie en passant par Safed en Galilée ou le Maroc, elle est devenue un mouvement majeur, un phénomène religieux qui traverse la quasi-totalité du judaïsme. Elle est considérée par les autorités rabbiniques comme une sorte de théologie officielle, fondamentale, du judaïsme.

Au XVIIIe siècle, alors que la Cabale conserve son rôle dans les pays du Maghreb, en Palestine ottomane, en Égypte, en Irak, elle reflue en Europe occidentale. On commence à l’y considérer de façon critique. Le mouvement s’accentue durant le XIXe siècle.

Tout ceci est schématique. Par exemple, il faudrait revenir sur le cas particulier de l’Italie et de l’influence de la Cabale sur l’humanisme de la Renaissance.

Y a-t-il aujourd’hui en France un retour à la Cabale ?

Je pense qu’il y a en effet, depuis une quinzaine d’années, un regain d’intérêt. L’arrivée des juifs d’Afrique du Nord, de rabbins d’origine marocaine, tunisienne, avec leur culture, a contrecarré la tendance anticabaliste assez forte dans le judaïsme autochtone ashkenaze. La Cabale recommence à être regardée comme une composante centrale de la théologie juive.

Le mouvement est amplifié par l’effort de propagande déployé par les hassidim de Loubavitch, peu nombreux mais très visibles.

Aux États-Unis, il y a aussi un regain d’intérêt. Notamment dans les départements d’étude des religions des grandes universités comme Berkeley ou New York. Je crois qu’il y a là le désir d’un grand nombre de juifs assimilés de retrouver un contact individuel avec le judaïsme traditionnel. Le caractère individualiste (par rapport au Talmud, forme de pensée plus communautaire) de la Cabale favorise son intégration dans le « Nouvel Âge » mystique très en vogue aux États-Unis.

Vous parlez de mystique, mais dans l’introduction des Grands Textes de la Cabale, vous définissez la Cabale comme une « mystagogie ».

La mystique est une expérience d’union avec le divin. C’est cet aspect d’expérience qui est important. Alors qu’il n’est qu’un aspect de la Cabale. Dans de nombreux ouvrages, la mystique est de peu d’importance par rapport à la spéculation, la théologie. Je préfère donc employer le mot de mystagogie, qui signifie initiation aux secrets, aux mystères, et qui est ce que la Cabale veut être, puisqu’elle s’intitule elle-même sagesse des secrets, exégèse des mystères de la Torah. Le mot de théosophie la qualifierait tout autant.

Quels rapports entre le Golem et la Cabale ?

Dans son livre, Moshe Idel montre que les cabalistes de l’école du Zohar se sont très peu intéressés au Golem. Contrairement aux piétistes allemands des XIIe et XIIIe siècles, qui en ont fait une pratique. Les cabalistes proprement dits ont sublimé le thème du Golem. Ce n’était plus une statue d’argile que les hommes animaient par des formules, mais la vision d’un double angélique de soi-même.

Pourquoi des auteurs juifs comme Levinas ou Leibovitz dénigrent-ils la Cabale ?

Certains se méfient de la Cabale parce qu’ils pensent que c’est trop profond pour être mis à la portée de tout le monde. Cette sagesse secrète ne pourrait être approchée que par une élite restreinte. En fait, c’est une manière de l’écarter sans la condamner de façon frontale.

Pour Leibovitz, c’est plus clair : la Cabale est une forme juive de l’idolâtrie. Déjà au XVIe siècle, le talmudiste italien Elie Del Medigo émettait cet avis. Le fond de l’affaire, c’est qu’avec sa pluralité de puissances divines, elle semble à certains trop proche du christianisme. Et Leibovitz est très violemment non pas antichrétien, mais antichristologique. Il refuse d’admettre que le christianisme provient, par un biais ou un autre, du judaïsme. Le paradoxe, c’est que Leibovitz a la plus grande estime pour Rabbi Joseph Caro, auteur du Shulhan Arukh, la plus grande compilation de la loi juive. Il oublie que c’était un grand cabaliste.

Moshe Idel et vous-même remettez en cause nombre de conceptions de Gershom Scholem.

Schématiquement, on pourrait dire que Scholem a bâti une sorte d’historiosophie à partir de ses travaux sur la Cabale. Avec un découpage historique du judaïsme dont Moshe Idel a montré l’inanité. Scholem considérait que la Cabale était née de la rencontre du gnosticisme juif et du néoplatonisme. Or il apparaît qu’elle n’est absolument pas née du gnosticisme. Et si le néoplatonisme tardif, celui de Jamblique et Proclus, a joué un rôle très important dans sa formation et sa conceptualisation, elle procède d’abord de l’ésotérisme juif traditionnel. La Cabale commence à exister en Languedoc juste après et contre Maïmonide – qui voulait imposer un nouvel ésotérisme, philosophique – comme façon d’affirmer que l’ésotérisme juif traditionnel existait toujours.

D’autre part, Scholem a beaucoup insisté sur le caractère presque hérétique de la Cabale. Alors que les plus grands décisionnaires rabbiniques, talmudiques, des gens comme Nahmanide, par exemple, ont été cabalistes. Loin d’être un mouvement hétérodoxe, elle s’inscrit au cœur de la tradition juive. Et Scholem a minimisé son conservatisme.

Mais son aura a été telle qu’il fut difficile de remettre en cause ses théories. Quand Idel a commencé à les contredire, le dernier carré des disciples de Scholem l’a accusé de toutes les impostures.

Les recherches dans ce domaine promettent-elles encore des révélations ?

La bibliothèque de la Cabale classique, zoharique, compte de 5 000 à 6 000 titres, dont moins d’un tiers ont été publiés. L’ouverture des bibliothèques des pays de l’Est a rendu accessibles des manuscrits qui ne l’étaient pas. Ce qui reste à étudier est beaucoup plus important que ce qui a été étudié. Je ne serais pas surpris que, dans dix ans, la vision que nous avons de la Cabale soit encore transformée.

 

(1) Le mot de théurgie désigne les opérations visant à influencer la Divinité, principalement dans son propre état ou sa propre dynamique intérieurs, mais parfois aussi dans sa relation avec l’homme. À l’opposition du magicien, le théurge juif ancien et médiéval concentrait son activité sur des valeurs religieuses acceptées.