Tribune juive, 1er avril 1993, entretien réalisé par Laurent Cohen

Dire que la Kabbale est une idolâtrie, c’est remettre en question le judaïsme

Charles Mopsik est à ce jour le plus grand historien français de la Kabbale, dont il a traduit, présenté et publié certains des principaux textes dans la prestigieuse collection « les Dix Paroles ». Il nous propose aujourd’hui un ouvrage appelé à faire autorité. Recueil de fragments kabbalistiques les plus divers s’échelonnant jusqu’au XVIe siècle commentés par l’auteur avec un constant souci de rigueur scientifique, Les Grands Textes de la Kabbale vient enfin combler des lacunes sur des points doctrinaux jusque-là inexplorés.

Tribune juive : Quelles sont les raisons initiales qui vous ont poussé à traduire, et commenter, dans votre dernier ouvrage, les principaux textes de la Kabbale ?

Charles Mopsik : À l’origine, j’ai voulu explorer le thème du rite et de son efficacité chez les kabbalistes. J’ai alors pensé que la meilleure façon de traiter cette question était de permettre au public de découvrir des auteurs parfois peu connus en dépit de la puissance de leurs écrits. Les traduire signifiait donc pour moi éviter toute paraphrase. Et simultanément, ne pas me contenter de discourir sur la pensée kabbalistique. Ce fut donc tout d’abord un long travail de décryptage.

Parmi les multiples auteurs que vous nous présentez, quel est celui avec lequel vous vous sentez la plus grande affinité intellectuelle ?

Il n’est pas aisé de répondre à une telle question. En fait, il y a plusieurs kabbalistes que je considère comme majeurs, des hommes qui ont exprimé des concepts sublimes d’une manière tout à fait originale. Mais je citerai quand même rabbi Moïse Cordovéro dont l’œuvre considérable n’a pas encore été entièrement explorée.

Certains prétendent que l’on retrouve l’empreinte de Platon sur le discours kabbalistique. Une question que vous abordez sans détour…

Un des éléments les plus remarquables de la doctrine des kabbalistes concernant la pratique des commandements, c’est qu’ils ont fait beaucoup d’emprunts au néo-platonisme tardif. À Proclus en particulier. Ces hommes étaient en fait les derniers philosophes païens. On peut donc relire l’histoire de la théorie kabbalistique sur les rites comme un développement tout à fait singulier de la doctrine théurgique des derniers penseurs païens.

C’est une chose particulièrement curieuse que de constater que c’est au sein du judaïsme qu’a été maintenue vivante et féconde une pensée persécutée dès la fin de l’Antiquité par le christianisme. Cela prouve parfaitement que la religion juive s’est montrée productive lorsqu’elle a su accueillir et recevoir certains éléments étrangers à sa tradition pour les reformuler d’après ses propres prémices. Dans mon ouvrage, je consacre un chapitre entier aux antécédents bibliques et rabbiniques de la doctrine des kabbalistes. Leur source principale demeure toutefois bien évidemment la Thora.

Quel regard le chercheur que vous êtes pose-t-il sur Scholem ?

Il est un fait indéniable : Gershom Scholem a négligé la pratique et le rite dans le discours des kabbalistes. Mieux : comme je l’explique dans mon ouvrage, il a toujours tenu pour « magiques » ces dimensions incontournables de la Kabbale. C’est ce que je conteste et critique vivement dans ce livre. Mais à la limite, je dirais que Gershom Scholem ne m’intéresse pas outre mesure…

C’est assez incroyable !

Non. Je suis toujours étonné de voir l’admiration sans bornes que l’on voue à cet homme. Aujourd’hui, quand on parle de Kabbale, on parle de Scholem. Je ne peux nier qu’il a accompli une œuvre immense de pionnier, de bibliographe… Mais il a tenté de donner une version politico-historique de la Kabbale. Tout ce qui lui paraissait « antinomiste », déviant, ou lié à des événements de rupture, fut ainsi mis en avant. Il a par exemple tenu la kabbale lurianique pour une sorte d’explosion du mythe de l’Exil de Dieu – explosion qui, toujours selon lui, survint au lendemain de l’expulsion d’Espagne. Or, c’est une théorie aberrante, historiquement infondée, comme Moshe Idel l’a démontré dans un article récemment publié. Il y a chez Scholem une absence totale d’argumentation, de justification, de preuves. Son œuvre de penseur n’est pas, ainsi que l’on s’opiniâtre à l’affirmer, historique – mais historiosophique.

Aujourd’hui, il est de très bon ton de descendre Scholem en flammes. Comment expliquez-vous que de son vivant nul contradicteur ne se soit levé ?

Il y en a eu. Mais les contradictions furent bien vite étouffées. Scholem exerçait une grande autorité sur les chercheurs. Et puis sa connaissance des textes était telle qu’il était difficile de le contester sur son propre terrain. Il n’admettait pas facilement la critique. Et ceci a profondément perturbé la construction de l’histoire du judaïsme : on a porté une confiance aveugle à un seul auteur – aussi grand et important soit-il. On l’a pris comme une référence idéologique, c’est-à-dire qu’en se proclamant scholémien, on défendait une vision politico-historicométaphysique de l’histoire juive. Si l’on refusait cette vision, on se trouvait relégué dans les ténèbres de l’ignorance. Ainsi, Scholem demeure pour moi une véritable énigme : je ne parviens pas à comprendre comment un auteur peut avoir une influence si massive, dans un domaine aussi vaste que celui de la kabbale, au point que ses confrères se voient contraints de pratiquer l’autocensure.

Vous nous livrez, dans votre dernier ouvrage, quelques fragments de l’œuvre de rabbi Moïse Hayim Luzzato. Beaucoup le considèrent comme un auteur kabbalistique à part tant sa production est riche et variée. Qu’en pensez-vous ?

L’ensemble de son œuvre est balayé par un souffle messianique très puissant. Par rapport à ses prédécesseurs ou à ses contemporains, rabbi Luzzato se distingue sur plus d’un point : théâtre, poésie, traités d’éthique – son œuvre littéraire se déploie en de multiples domaines. Comme vous le savez, il fut inspiré par un Maguid – une entité céleste lui révélant les secrets de la kabbale. C’est sous son influence qu’il composa d’ailleurs deux de ses ouvrages, qui se voulaient être de « nouveaux Zohar ».

Quelle est votre opinion quant à l’accusation de sabbatianisme qui fut lancée contre lui ?

Ceux qui aujourd’hui se demandent s’il fut oui ou non séduit par l’hérésie sabbatéenne trahissent une approche grossière des questions essentielles de l’histoire du judaïsme ; la problématique est en réalité la suivante : que signifie être sabbatianiste ? On colle à rabbi Luzzato une étiquette de ce type parce qu’on suppose qu’il aurait été influencé par les idées de certains prophètes du faux messie ; or les kabbalistes sabbatéens ou crypto-sabbatéens furent en réalité des penseurs comme les autres qui avaient simplement une conception particulière d’un personnage particulier – en l’occurrence, Sabbatai Tsvi. De toute façon, Luzzato a écrit un livre très important qui est une critique de la théorie des tenants tardifs du sabbatianisme. Il ne s’agit pas de l’oublier.

C’est peut-être toute l’histoire de ce mouvement qui a été déformée par Gershom Scholem. Il a voulu voir en Sabbatai Tsvi une espèce de super kabbaliste, de « Messie mystique » comme en témoigne le sous-titre de son ouvrage. Pour lui, le lurianisme aurait fait le lit du sabbatianisme ! Ce qui est tout simplement faux. Il faut lire les articles de Moshe Idel sur ce thème : il a montré comment Scholem a, pour confirmer cette assertion, tronqué des textes. Il est donc temps de le dire : Scholem n’était pas quelqu’un d’une parfaite honnêteté intellectuelle. C’était un penseur trop créatif pour se contenter de regarder l’histoire telle qu’elle est. Il lui fallait la réinventer pour qu’elle soit plus signifiante, plus passionnante, riche d’un sens qui transcende son déroulement objectif. Il a construit une sorte d’histoire sainte à partir d’une approche profane.

Sur le rapport lurianisme-sabbatianisme, Yeshayahou Leibovitz ne nous dit pourtant pas autre chose !

Écoutez, il se peut que Leibovitz soit un grand penseur – mais n’étant pas un historien du judaïsme, il n’a rien à faire dans ce débat. Tout ce qu’il connaît, il l’a glané dans les livres de Scholem. Je dirais même que son savoir en matière d’histoire juive est extrêmement superficiel. Il suffit de lire ce qu’il écrit pour s’en rendre compte. Ce sont des choses risibles.

Ce qui vous rebute peut-être, c’est qu’il évacue la Kabbale de la pensée juive et la considère comme une forme d’idolâtrie…

Leibovitz est tout, sauf une référence scientifique dans le domaine de la Kabbale. Ses propos n’ont aucune consistance. C’est certainement un idéologue, peut-être un philosophe – mais pas un historien des religions ! Dire que la Kabbale est une idolâtrie comme il le fait, c’est traiter tous les grands auteurs de halacka – dont il se réclame !!! – d’idolâtres. Ce qui est en fait une remise en question du judaïsme lui-même. Mais peut-être que le professeur Yeshayahou Leibovitz est le premier juif non idolâtre de l’histoire juive ! Plus sérieusement, je dirais qu’il n’est tout simplement pas compétent. Son livre sur Maïmonide laisse franchement à désirer…

Vous enseignez la Kabbale. Or, d’après la tradition, c’est un domaine sinon interdit, du moins réservé. Croyez-vous que l’on puisse ainsi répandre sans risques cette doctrine dans la Cité ?

Par définition, la kabbale ne peut « être répandue ». C’est un discours métaphysique extrêmement ardu. Il s’adresse à ceux qui manifestent un intérêt pour la pensée, pour les concepts et les abstractions. Ou alors, ce que l’on peut répandre, c’est une pseudo-kabbale : astrologie, numérologie et toutes ces choses que l’on rencontre dans les revues légères. Mais tout cela n’est vraiment pas sérieux.