La Quinzaine littéraire, 16 juillet 2015, par Diane Arnaud
Le cinéma de A à Z
Qu’est-ce que le cinéma à l’heure où l’âge du film-pellicule est dépassé ? Pour répondre à la question posée par André Bazin au milieu du siècle dernier, l’essai de Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel s’en prend au nouveau paradigme technologique du numérique. La forme originale de ce Cinéma, mode d’emploi défend une conception politique, une pratique éthique du cinéma.
Ceci n’est pas un dictionnaire mais un essai constellé. L’ouvrage, pensé comme un manuel, s’installe dans un immeuble, tapissé d’écrans, de 1895 à nos jours. L’option intellectuelle de l’abécédaire déplace l’hommage de La Vie mode d’emploi composée par Georges Perec vers la pensée déterritorialisée de Gilles Deleuze. À notre disposition, près de deux cents entrées, des termes consacrés aux formules inattendues (« passage à l’acte », « improvisation », « responsabilité »).
En effet, une redéfinition s’impose, en considération de certains usages : à l’ère du numérique, le même lexique perdure comme si rien n’avait changé depuis l’invention des frères Lumière. « Ça tourne ! » Aussi la préface (« L’oiseau prophète ») confiée au critique André S. Labarthe, producteur avec Janine Bazin de l’inoubliable collection Cinéastes de notre temps, annonce-t-elle la méthode adoptée – revoir le passé pour comprendre l’avenir – en évoquant les rêves technologiques qui ont donné naissance au cinématographe à la fin du XIXe siècle. Le fondement idéologique de Cinéma, mode d’emploi repose sur cette conviction théorique : le cinéma se redéfinit à chaque époque par ses œuvres et surtout par ses mises en œuvre, innovations technologiques et mutations industrielles comprises. Une croyance exposée avec fermeté et talent par Jean-Louis Comolli dès ses articles « Technique et idéologie » (1971-1972) dans les Cahiers du cinéma, et plus récemment avec Voir et pouvoir (2004) et Corps et cadre (2012).
L’écriture a pour qualité majeure de ne jamais épouser une posture techniciste. Les explications s’insèrent ici dans un discours vivant, articulé et aventureux. Ce volume de quatre cents pages laisse découvrir, y compris aux lecteurs récalcitrants techniquement parlant, les différents appareils et procédés apparus dans l’histoire du cinéma, depuis le fameux fusil chronophotographique d’Étienne-Jules Marey jusqu’aux mystérieuses inventions siglées (THX, DCP et HFR, etc.). Au fil des entrées et des idées, la parole est donnée aux penseurs et cinéastes, aux spectateurs. L’anecdote permet l’apprentissage, la légende soutient la réflexion. Ainsi, lors du Déjeuner de Bébé (Louis Lumière, 1896), plusieurs spectateurs furent frappés par le vent dans les feuillages à l’arrière-plan de l’image. « Un vent qui n’avait été voulu par personne. »
L’idée de force de ce manuel invite à penser le cinéma à partir d’un critère déterminant : l’échappée belle au contrôle. En sept points capitaux, le numérique se voit opposé à l’argentique depuis la fabrication jusqu’à la diffusion des films. La systématicité du duel peut sembler trop évidente. Au point de se demander si Comolli et Sorrel n’embrasseraient pas avec excès le credo catégorique du « c’était mieux avant ». Souvenez-vous du cinéma en prise avec le réel, qui révèle un dialogue secret entre le monde visible et la caméra : Louis Lumière, Dziga Vertov, Kenji Mizoguchi, Fritz Lang, Robert Bresson, Alain Resnais, Straub et Huillet, Jean Rouch, cet « artisan-cinéaste » à qui est dédié Cinéma, mode d’emploi. Certes, les temps ont bel et bien changé. La marge de manœuvre pour le bon usage d’une technique condamnée d’avance s’avère limitée ! Contrairement aux prises de vue du cinéma argentique, fenêtres ouvertes sur une part d’aléatoire dans l’enregistrement d’un état du monde, les vues numériques procèdent d’un calcul du visible. D’autant plus dangereux qu’il avance masqué. L’image-cinéma numérique imite l’image-cinéma argentique en essayant de programmer l’aléatoire pour retrouver les défauts, les accidents du temps sacré des sels d’argent.
Dans la ligne de mire : le contrôle total du numérique sur le visible, son pouvoir de réagencement infini de l’image et de modification de chacun de ses éléments ainsi détachables. En théorie, cette technique de captation, de modulation, nie le temps de l’enregistrement, se met en dehors de l’ici et maintenant, se coupe de l’effet de présence. Au profit d’un repli évasif dans la simulation et l’irresponsabilité. « Il ne s’agit plus de changer le monde, la réalité visible, mais de changer la seule image de ce monde ». Cependant, le reproche adressé au règne du numérique désigne aussi, nous semble-t-il, une certaine conception du cinéma qui ne date pas d’aujourd’hui. La dimension « cinéplastique », belle formule inventée Élie Faure en 1920, apparaît rétrospectivement visée et touchée par le danger agité par ce mode d’emploi. La toute-puissance visuelle du spectateur et de l’imaginaire pourrait conduire le spectateur fasciné à confondre le réel et le représenté.
Au fond des yeux, la réflexion de Comolli et Sorrel s’adresse à la pratique actuelle des spectateurs. La question de l’aléatoire se relie à la question de l’altérité. Fondamentalement, les spectateurs sont appréhendés en êtres de l’après-coup car « le voir n’est pas le problème du cinéma, c’est le revoir ». Pendant le temps suspendu de la séance de cinéma, le déroulement du film, via l’effacement d’une image sous une autre, met en place une situation d’aveuglement partiel : percevoir une partie seulement de ce qui a été filmé. Et ce qui a été enregistré peut être revu, ou vu par d’autres. Dès lors, les spectateurs sont invités à adopter un regard critique en revenant aux films, certes, mais aussi en restant sensibles, alors que l’œuvre défile, au dévoilement d’un imprévu. Voilà pourquoi les deux auteurs dénoncent la netteté intégrale et inquiétante du numérique, à même de perfectionner « la fabrique illustrative d’une altérite sans écart, sans reste, sans surprise ».
En somme, le presque soi a raison de l’autre. La morale de cette histoire, à la fois du cinéma et du XXIe siècle, nécessite de sonder notre devenir de spectateur face à la nouvelle donne autocentrée. La salle dans laquelle je voyais le film plus grand que moi est remplacée par la multiplication de petits écrans utilisés dans ma vie de tous les jours. Au noir du hors-champ se substitue la saturation audiovisuelle du quotidien. Le regard critique se mue en coup d’œil pour le chasseur d’images et de sons. Une autre évolution, pointée à juste titre, oriente le passage à l’acte du spectateur. Notre destin programmé serait de devenir des acteurs obligés sur les scènes éclatées de nouvelles images, en interagissant sans cesse avec leur réalisation et leur mise en ligne.
Soucieux de préserver une pratique vivante, Comolli et Sorrel lancent un appel : une distance nécessaire, un pas de côté, un œil tourné vers le passé. Et si l’on retournait au cinéma ?