L’Indépendant, 9 août 2015, par Serge Bonnery
« Pour faire contrepoids »
L’écrivain Mathieu Riboulet participe au Banquet du livre de Lagrasse. Il y parlera vendredi, avec l’historien Patrick Boucheron, de la violence politique dans l’Histoire.
Vous venez de publier, avec l’historien Patrick Boucheron, un livre sur les attentats de janvier 2015 et les questions que cette violence nous pose. À quelle urgence répondait cet ouvrage?
Cet événement nous a mis le nez dans ce que nous avions sous les yeux depuis longtemps sans vouloir vraiment le voir et en tirer les conséquences. Il a joué un rôle de déclencheur. Il nous a requis. Il a aussi semé le trouble parce que l’ensemble de la séquence a été difficile à penser. Écrire nous a permis de mettre un peu d’ordre dans cette difficulté.
Par ailleurs, il rejoignait assez largement nos préoccupations respectives, celles que Patrick Boucheron avait exprimées dans son livre
Conjurer la peur, celles dont je fais état dans Entre les deux il n’y a rien : comment se fabriquent les moments de l’histoire où le recours à la violence politique semble inéluctable ? Mais il n’était pas question pour nous de donner un point de vue ou formuler une analyse. Il fallait se tenir à l’essentiel de nos disciplines respectives : consigner, dater, nommer, ordonner. À chacun ensuite de faire son travail.
Il s’agissait, dites-vous, de « faire état d’un état d’esprit ». Quel a été le vôtre, à chaud, et a-t-il évolué aujourd’hui?
Sur le moment, un mélange d’accablement et de colère devant l’échec que ces meurtres ont mis en évidence. Depuis, pas un jour ou presque où ne surgisse un événement qui confirme l’apparence inexorable des processus enclenchés, de la situation en Syrie, demain peut-être en Turquie, à l’hystérie européenne autour de la Grèce. Il faudrait prendre date tous les jours…
Dans Prendre dates, vous dressez un constat de « faillite du monde ». Quels sont les signes de cette faillite et comment les affronter?
Le signe le plus prégnant est sans doute le cynisme qui ne prend désormais plus la peine de se cacher, de tous ceux qui souhaitent à voix haute se débarrasser des individus qui, en un mot, contreviennent. Cela va des anti-mariage pour tous scandant dans leurs cortèges « À mort les pédés » en plein Paris en 2014, aux dirigeants européens planifiant avec empressement un Grexit qu’ils appellent ouvertement de leurs vœux. Deux précautions valant mieux qu’une, le brave soldat Tusk, président du Conseil européen, est même monté en première ligne dans un entretien au Monde, le 18 juillet, pour s’alarmer du retour en Europe « d’un état d’esprit peut-être pas révolutionnaire mais d’impatience »… C’est dire que l’inquiétude grandit ! Sans parler des théâtres plus lointains et plus cruels. L’organisation, de ce côté-là, ne faiblit pas. En face, en revanche, c’est l’atomisation, et toute la question qui sous-tend Prendre dates est évidemment celle de la constitution d’une communauté susceptible d’apporter une réponse à ce cynisme.
La violence historique, politique, sociale et sexuelle dans un monde de paix hérité de 1945 : tel est le sujet de votre prochain livre, Entre les deux il n’y a rien. Quelles leçons tirez-vous de votre expérience militante des années 70?
Tout le problème de ma génération, posé par le livre, est précisément d’avoir été non pas incapable, comme le sont la plupart des gens désormais, mais empêchée d’avoir une activité militante. Nous avons été paralysés par l’implacable répression des initiatives contestataires et par les impasses dans lesquelles la plupart d’entre elles se sont retrouvées. Il nous en est resté une méfiance très profonde pour le collectif qui fait le lit de nos impuissances actuelles. C’est ce qu’avec Patrick Boucheron, nous avons formulé dans Prendre dates en disant que les attentats de janvier ont signé l’acte de décès de Mai-68 plus sûrement encore que le sarkozysme.
Vous en appelez à une « politique pour vivre ensemble dans la cité malade ». Faut-il, pour la guérir, repenser notre relation à autrui ?
De très nombreuses réflexions et expériences passionnantes sont menées un peu partout pour remettre en circulation un peu de collectif entre nous tous. Pas d’inquiétude à avoir de ce côté – là, laissons-la à Donald Tusk! C’est leur visibilité, leur capacité à faire contrepoids qui reste problématique. Le Banquet du livre, depuis plusieurs années, soulève ces questions et d’une certaine façon, en abordant celle de l’étranger cette année, nous sommes au cœur du problème : comment penser, approcher, connaître ce qui nous est étranger si nous ne savons pas qui « nous » est ? Comment donner une traduction politique à l’élan vers l’Autre qui est toujours vécu comme une menace par les pouvoirs ?