Le Magazine littéraire, septembre 2015, par Camille Thomine
La langue chevillée aux corps
L’écrivain publie simultanément six brûlants textes courts et un récit de formation indistinctement politique et sexuelle. À fleur de peau comme au plus vif de la chair, au cœur des désirs comme au milieu des tombeaux, une écriture admirable, aux accents souvent proustiens.
À quoi sert d’écrire sinon à déchiffrer le monde? Sinon à « tenter d’y voir plus clair », comme l’a souvent répété Mathieu Riboulet ? Qu’il s’agisse d’appréhender la maladie, présente dès Un sentiment océanique, en 1996, de sonder le mystère de l’autre, comme dans Avec Bastien, d’approcher l’impensable des conflits hérités, dans Les Œuvres de miséricorde, ou, plus récemment, de nommer, dater et cerner le désastre avant son « engourdissement », dans le très nécessaire Prendre dates, rédigé avec Patrick Boucheron à la suite des attentats de janvier 2015, la démarche demeure toujours la même : former des phrases pour désépaissir l’ombre, maintenir la pensée en alerte et, de là, peut-être, mieux avancer.
Avec Entre les deux il n’y a rien, il n’est pas question d’autre chose. Revenant sur les mouvements de contestation européens des années 1970 et 1980 – entre autres marquées par les salves croisées de l’Autonomie française, des Brigades rouges transalpines et de la Fraction armée rouge outre-Rhin –, l’écrivain tente de ressaisir le sens et la portée des actions de ses ainés, en démêlant où cela surgit et se résorbe, s’élance puis échoue, au regard de sa propre entrée dans l’âge adulte. Car, pour celui qui n’a que 8 ans en mai 1968, cette époque de paix grimaçante où se pose sans relâche la question de la lutte armée, où l’immigration docile et bon marché croupit et gronde depuis ses bidonvilles et où les bandes des Gazolines et du FHAR, le Front homosexuel d’action révolutionnaire, joignent leurs voix insolentes au militantisme, ces années de « vrac intense », donc, correspondent d’abord à la sortie de l’enfance : années où la conscience politique comme sexuelle naît à elle-même.
Aux chronologies entrelacées des événements allemands, italiens et français répondront donc les points nodaux de l’éveil personnel : à l’assassinat de Pierre Overney en 1972, un voyage familial dans une Pologne vide et rationnée ; à l’attentat de la piazza della Loggia, en 1974, une scène primitive d’invite sexuelle dans un autobus de Boulogne-Billancourt ; à la mort de Pasolini, supplicié sur la plage d’Ostie, la rencontre au lycée de Martin, premier corps à explorer à l’infini « pour mettre cul par-dessus tête les lois de l’injustice et du plaisir »; et à la nuit précise où s’effondre le mur de Berlin, enfin, le dernier souffle du même Martin, emporté par le sida … Et c’est ainsi, dans ce subtil tissu d’échos, qu’une place se dessine : place d’où l’on parle, évidemment, selon une question chère à ces années-là ; place vacante, aussi, car, comme dans tous les livres de Mathieu Riboulet, c’est d’abord autour d’un manque que spirale le récit : ici la faille où sa génération, née trop tard dans un monde trop vieux, a laissé choir, inaccomplie, la lutte des grands frères.
Livre sur la fin du politique, signée par les morts d’Aldo Moro dans un coffre de 41 et d’Andreas Baader en prison à l’orée des années 1980, Entre les deux il n’y a rien n’en résonne pas moins comme un hommage à ceux-là qui « ont laissé leur cadavre sur le carreau du temps ». Comme un règlement de comptes, aussi. Non seulement à l’égard de ceux qui, parmi les acteurs mêmes de cette période, jettent désormais sur elle un dégoûtant « voile d’ironie » tout en « fossoyant » leurs propres espoirs (on laissera chacun envisager à qui Mathieu Riboulet pense…) ; mais aussi à l’égard de lui-même et de ses pairs, dont il redoute la part prise dans l’irrémissible faillite du siècle. « À chacun d’entre nous, le monde s’offre un instant et puis notre tour passe, on n’en prend la mesure évidemment que bien après qu’il est passé », entonnent les premières pages. Et plus loin : « Qu’avons-nous fait, où sommes-nous passés, à quel endroit au juste les choses se sont rétrécies, quand avons-nous opté pour le petit détour qui nous a laissés vifs mais comptables des morts? »
Car les morts, en effet, crient leurs noms en pagaille, criblant le récit de leurs italiques d’épitaphes, jetés à travers pages en listes sans virgules, coupeuses de souffle. « Benno Ohnesorg comme un chien le 2 juin 1967 », « Pasolini cinquante-trois ans comme un chien éclaté sur le sable », « Georg von Rauch, dans la rue à Berlin, 4 décembre 1971 ». Et Walter Alasia, Petra Schelm, Francesco Lorusso, Pierre Goldman, Ulrike Meinhof… Des tombeaux, donc. Parce qu’on « n’écrit pas autre chose », Riboulet l’a déjà dit.
Cependant, si les corps chutent et s’entassent, d’autres se cabrent, jouissent et font jouir, dans cette même et unique lutte pour « tenter de relâcher l’étouffement » qui partout gagne. Arme ou cible, souple et simple dans tous les assauts, « chair à canon » ou « chair à foutre », le corps est le support, comme du reste dans tous les livres de Mathieu Riboulet. Et le moindre mérite de celui-ci n’est sans doute pas de marteler combien politique et sexualité se nouent. Avant de s’abîmer dans des grèves de la faim, dans l’épidémie dévastatrice du VIH, dans les addictions ou la désillusion, chairs et nerfs auront charrié au plus intime le potentiel explosif des révoltes. « C’est en moi que l’histoire prend corps. C’est de mon corps qu’elle prend possession », rappelle l’écrivain, qui décèle là l’un des moteurs même de l’écriture : sortie des livres de classe, l’histoire glisse sous la peau, et il faut bien alors, « pour avoir la paix », que « de nouveau ça parte dans les livres ».
Blasons de la machine humaine
C’est à cet endroit, bien sûr, à l’intersection du corps et du livre, que le récit politique rejoint les six courts autres textes publiés par Mathieu Riboulet en cette rentrée. Véritables blasons en prose, les Lisières du corps se donnent comme autant de variations pour percer cette indépassable fascination qu’exerce la machine humaine. Le premier décrit les massages et ablutions d’un hammam turc, lieu par excellence où les anatomies se déploient et s’assouplissent ; un autre interroge la troublante aura d’une pose photographique ; un troisième, l’impeccable chorégraphie d’un duo d’acrobates… Épiés, désirés, contemplés, graciles ou disgracieux, tannés ou infirmes, saisis dans le délassement comme dans l’effort, à la dérobée ou sous les projecteurs, les corps palpitent à fleur de page. D’abord alanguis ou figés sur papier glacé, ils se font nerveux et ouverts, explosifs et exsudants, donnés et redonnés dans le plaisir, puis finalement reposés et blêmes, apaisés dans cette ultime posture sur laquelle le livre se tait.
On retrouve bien sûr id le regard aigu et prodigue qui distinguait le narrateur voyeur d’Avec Bastien. Et ce qui frappe encore, c’est la virtuosité de cette langue aux circonvolutions proustiennes. Une langue plus que jamais chevillée au corps, dont elle épouse les lignes, sursauts et souffle, mimant à merveille l’amplitude d’un mouvement, la confusion de fluides ou le dialogue muet de danseurs au diapason. À moins que ce ne soit l’inverse, le corps imitant la langue ? Car en d’autres endroits se distinguent encore les pleins et déliés d’une silhouette ; le magistral S dessiné par la courbure d’un torse ou telle attitude en laquelle s’incarne le sens secret d’un prénom… Sans oublier les profuses scènes de pornographie, dont l’écrivain, agacé par les « chichis fétichisants » du mot érotisme, rappelle qu’elle est bien écriture, graphie, au confluent du sexe et du regard.
D’Entre les deux il n’y a rien à Lisières du corps, on glisse du « nous » militant au « on » universel mais le même « je » y circule, résolument ouvert à l’autre, comme au premier livre. La langue exaltée, nerveuse et volontiers imprécatoire du récit politique, chargée de redonner corps, donc, à une époque souvent réduite en dates, chiffres et jugements, cette langue sonore et bardée de « cocktails concoctés dans les cuves de cantines » s’apaise dans l’autre livre en de patientes et méticuleuses esquisses. On voudrait déclamer le premier, murmurer le second, et longtemps garder en tête ces longues phrases grisantes, nourries d’échos multiples et d’alexandrins blancs.