Liberté hebdo, 4 septembre 2015, par Alphonse Cugier

La rue sans joie

Un immeuble dans des quartiers de la périphérie de Rome nommés borgate, noyaux urbains construits sous le fascisme pour les familles délogées du centre-ville et qui, depuis, ont vu se développer aux alentours une urbanisation sauvage. L’auteur s’intéresse aux locataires du n°13 de la Via Vermeer. Parmi eux, au rez-de-chaussée, Simona tient une animalerie, au premier étage, Marcello, un beau gosse tout en muscles sur qui veille le professeur Walter (insertion autobiographique ?), au second, Gianfranco le dealer peut s’offrir une « suite » qu’il partage avec son amant et sa maîtresse. Au troisième, Eugenio dit La Toupie s’est amouraché de sa colocataire, une prostituée. Vies en fuite sans même l’illusion d’un destin. Seules préoccupations : échapper au chiendent et à tout contrôle social, cocaïne, baise et magouilles. Un monde aux frontières perméables entre le masculin et le féminin (une bisexualité qui n’empêche pas les comportements macho), entre les rapines et le travail. Un monde en proie au mal d’indifférence, la bonté étant à leurs yeux une invention des nantis. Ils assument la part d’inexorable de leur situation : moins brisés que sans ressorts. Certains quittent l’immeuble. Seule Francesca, l’handicapée, milite encore.
Lent glissement vers une catastrophe silencieuse des laissés pour compte. Quant aux classes moyennes et à la bourgeoisie, elles sont en voie de « borgatisation » morale, d’avilissement généralisé, polluées qu’elles sont par les magazines people, presse et télé berlusconiennes … Ce constat effrayant repose sur un collage de fictions, de lettres et de données sociologiques. L’assemblage fonctionne : pot-pourri de lyrisme, de naturalisme et d’argot (un romanesco contaminé d’italien que le traducteur semble avoir parfaitement adapté). Les phrases éclairent les ténèbres dont elles sont nées ? Des critiques ont évoqué La vie mode d’emploi de Perec ; il faudrait plutôt comparer La Contagion (écrit en 2008) à des romans et films italiens de Pratolini et Lizzani sur Florence, de Pasolini sur Rome et de Schroeter sur Naples.