L’Humanité, 24 septembre 2015, par Alain Nicolas

Extrêmes et lumineux, à lire en apnée

Christophe Manon épouse en poète les sauts et les rebonds du souvenir et de la pensée.

Entrer dans le livre en manquant une marche, c’est l’étonnant pari de Christophe Manon dans Extrêmes et lumineux. On s’attache volontiers à juger ou à aimer un livre d’après sa première phrase. Ici, c’est l’absence de la première lettre qui brille par son absence. Le « N » de Noir, qu’on imagine le premier mot du roman. Ça commence comme ça : « oir puis blanc, puis noir de nouveau… ». En d’autres temps, on y aurait vu une référence au noir des lettres sur la page blanche, mais ne compliquons pas les choses, nous sommes dans un parking et il s’agit de marquage au sol. Chaque voiture, chaque lettre, chaque mot à sa place. Mais rien ne marche comme prévu : les numéros s’effacent, les lettres des panneaux deviennent illisibles, et un blanc a pris la place du N noir du commencement.
Pourtant, le livre démarre, et bien. Avec ses inscriptions à demi effacées, le parking, sous la plume de Christophe Manon prend des allures de grotte préhistorique, labyrinthe dans son uniformité, quand un « fracas assourdissant » interrompt l’évocation. Le fil se brise, un alinéa tranche dans un mot ; « mo/to ». Et nous voilà ailleurs. Il y a toujours une moto. Pas celle entendue dans le parking, mais une autre, ancienne, militaire, vue sur une photo datée de 1942. Le temps d’y entrer et l’image saute. Le mot sectionné se continue dans une autre scène, celle d’un théâtre forain, vu par un vieil article de journal. Une maison de village sans âge, puis une aïeule inusable, et l’on passe à une scène sexuelle. Mais où nous conduit donc Christophe Manon ?
D’une disjonction à l’autre, ce qui peut sembler procédé formel mimant un zapping erratique s’efface derrière une cohérence naturelle. Le livre est l’exploration réaliste d’une mémoire où tout s’enchaîne simplement, par associations d’idées, analogies, par sauts ou coq-à-l’âne, épousant le libre mouvement de la pensée et du souvenir. Remonte un roman familial d’amour et de guerre fait d’albums, de cahiers d’écolier, de cartes postales, monde enfoui, sans nostalgie, où la petite madeleine aurait l’odeur tenace du tabac à rouler.
Extrêmes et lumineux est un roman qu’on lit sans reprendre haleine, propulsé d’un tableau à l’autre, par la dynamique de la phrase se cognant dans ces repères violemment éclairés, émergeant de l’oubli par la minutie de l’écriture de Christophe Manon, par l’accord miraculeux qui lie cette quête singulière à l’expérience de tous.