L’Humanité, 24 septembre 2015, par Sophie Joubert

La politique inscrite dans les corps

Dans deux récits parus simultanément et reliés par une langue magnifique, Mathieu Riboulet met en regard sexualité et politique.

Mathieu Riboulet est un écrivain du corps. Depuis son premier livre, Un sentiment océanique, il explore le corps malade ou sexuel, le sien et celui des hommes qu’il désire. Cette thématique est de nouveau au centre d’Entre les deux il n’y a rien, récit de son éducation sexuelle et politique dans les années 1970, et Lisières du corps, six courts textes qui ne s’encombrent pas des « chichis fétichisants trimballés par le mot « érotisme »». Le lien entre les deux livres, au-delà de leur sujet, est d’abord la langue si particulière de Mathieu Riboulet, l’écriture tenue, la précision des mots, les phrases longues et déployées. Leur parution simultanée renforce le lien entre sexualité et politique, comme les deux faces d’une même médaille.
« Conscience sexuelle et conscience politique c’est tout un, être pédé ça vous déclasse en un rien de temps », constate Mathieu Riboulet dans Entre les deux il n’y a rien. Né en 1960, trop tard pour avoir participé aux luttes de Mai 68, il a « pris le train en marche ». Il a douze ans quand la politique entre dans sa vie, en 1972, juste après l’assassinat du militant maoïste Pierre Overney, tué par un vigile de Renault Billancourt. Fracassée par la répression, l’extrême gauche française abandonne à cette période le recours à la lutte armée, contrairement à l’Allemagne et l’Italie. Un peu plus âgé, Mathieu Riboulet aurait pu suivre la Gauche prolétarienne ou Lotta continua, mais il repousse l’engagement politique radical. Comment renoncer à la violence sans pour autant rester « au bord » ? Comment s’opposer aux injustices sociales, au sort fait aux immigrés, au carcan étouffant imposé par la « clinique réactionnaire » ? « Je me refuse à faire comme si rien ne s’était passé », écrit Mathieu Riboulet, « comme si de 1967 à 1978 il n’y avait pas eu au cœur même de l’Europe cette déflagration de violence qui laissa dans les rues les corps de centaines d’hommes et de femmes abattus comme des chiens »· Pierre Overney, Benno Ohnesorg, militant pacifiste tué en 1967 lors d’une manifestation contre le shah d’Iran à Berlin, ou Walter Alasia, membre des Brigades rouges : les noms des morts jonchent le texte, une réflexion sur la violence d’État, ouverte ou larvée, cachée sous le masque d’une société prospère et faussement pacifiée. Nommer pour ne pas oublier. Le titre polysémique du livre renvoie à l’impossible tiédeur, au refus du compromis. L’entre-deux désigne aussi, entre la fin des années 1970 et 1983, la brève période de liberté sexuelle gagnée de haute lutte avant que le sida ne vienne faucher toute une génération d’homosexuels. Car, pour ces jeunes gens, la révolution était joyeuse et passait par le sexe, « jouir et faire jouir », refuser leur « avenir de pédés », la geôle de Reading où fut enfermé Oscar Wilde, ou la plage d’Ostie où fut assassiné en 1975 Pier Paolo Pasolini, figure tutélaire du livre.

Entre les deux il n’y a rien, un livre essentiel et charpenté

Mathieu Riboulet est descendu du train de la politique au début des années 1990, « à l’orée des massacres yougoslaves », mais n’a renoncé à rien. Au cynisme et à l’horizon mortifère de l’Europe, il a préféré l’amour et la littérature, le corps d’un amant, Rimbaud et Genet portés en étendard. Entre les deux il n’y a rien est un livre essentiel et charpenté, qui referme en douceur la porte sur des années sanglantes et remet les choses à leur juste place.