Art press, octobre 2015, par François Poirié
Le sexe n’est pas séparé du monde
Dans l’univers de Mathieu Riboulet, qui se compose d’une dizaine d’ouvrages, dont quelques-uns d’une beauté glacée qui bouleverse – L’Amant des morts, Avec Bastien, les Œuvres de miséricorde, où le narrateur confiait son « obsessions » du Caravage –, dans cet univers-là, les frontières semblent abolies : la jouissance se mêle à la vie, l’action à la pensée ; le présent veut s’affirmer, non sans mal, contre le passé, l’engloutir ; quant à la mort, nous savons qu’elle est à l’horizon du monde. Idée qui étouffe, idée qui dynamise aussi, jusqu’au vertige. Pas d’« érotisme » chez Riboulet, mais du sexe – entre hommes –, de la peau, des odeurs, le corps de l’autre tout entier en nous et toujours échappant, jusqu’à disparaître réellement, décharné, comme mort avant la mort.
Dans ce dernier livre, Entre les deux il n’y a rien, nous sommes dans les années 1970, à Paris, à Rome, à Berlin. Le sida n’a pas fait son apparition et le narrateur de quatorze ans connaît, dans un bis de Billancourt, son premier émoi sexuel – une scène qui ne cessera de le hanter – quand un ouvrier lui fait du genou. « On ne sait rien mais on pressent tout ; mémoire du fond des âges », écrit Riboulet. Oui mais là, dans le bus, le narrateur ne suit pas celui qui le désire. Deux ans plus tard, il s’engagera dans le grand jeu du sexe et de la politique et goûtera un plaisir, une tension, un espoir, une paix, qu’il ne retrouvera jamais. Riboulet n’aime pas le mot de « nostalgie » mais se demande où toute cette énergie est tombée, dans quelle faille de notre monde où, comme l’écrivait déjà Kafka, « les cachettes sont innombrables, mais le salut unique.
Années 1970 donc, années de rage, d’une violence politique qui fera des centaines de morts, principalement en Allemagne et en Italie. Bien sûr, cela avait commencé avant. Pour Riboulet jeune adolescent, l’histoire c’est d’abord des livres, romans épopées, récit, Roncevaux, Michelet, la Fronde, Chateaubriand, 1789, Stendhal. En 1871, l’histoire quitte les livres pour s’écrire dans le corps de son arrière-grand-mère. Mais pour avoir la paix, il faut cela reparte dans les livres : « C’est pour ça qu’on écrit », dit Riboulet. En 1978, il part en Italie mais sachant désormais que l’écriture, la politique, l’histoire, le sexe, c’est pour lui, c’est son « affaire ». Des années après, les survivants virent que non seulement leur jeunesse était dissoute mais que le désir qui les portait avait été effacé, nié, par les politiciens sans scrupules, ni idéaux. « Quelque chose manque toujours, écrit Riboulet. Un élément d’explication par exemple. Un lieu où poser sa colère. Parce que la raison n’est plus d’aucun secours là où surgit le manque. » Et Riboulet de se demander s’il faut en finir avec la politique après un si long consentement. Mais comment faire pour que la colère nous laisse un instant en paix ?
L’affaire Aldo Moro, sidérante : elle mérite qu’on s’y arrête. Démocrate-chrétien, homme modéré, voire honnête, Aldo Moro état un joueur d’échecs, pas de poker. Depuis la prison où l’ont enfermé les Brigades rouges pendant cinquante-cinq jours, Moro écrit beaucoup, à toutes les crapules en charge de responsabilités, à Paul VI également, totalement indifférent. En vérité, tout le monde souhaitait qu’Aldo Moro meure. On retrouva son corps dans le coffre d’une 4L, criblé de onze balles. Pour Riboulet, l’affaire Moro est une tragédie, au sens antique du terme. Ce n’est pas un drame bourgeois, mais une mécanique implacable qui oppose deux raisons, et entre les deux rien, aucune issue. Riboulet déploie toute cette affaire d’éclats, de strates, avec un talent indéniable sans jamais perdre le sens de la fluidité et de la précision. Ce qui ne l’empêche pas de décrire l’obscénité amoureuse, insatiable, qu’il connut à ce même moment avec Massimo, qui avait un corps, d’olivier, noueux de haut en bas. Avec Massimo, ils vivent l’ardeur de leurs deux jeunesses et l’espoir fragile, mais déterminé, en une possibilité de ses saisir des choses. Mais déjà tout un théâtre d’ombres semble rendre les utopies de ces années-là irréalisables. Suivront les années 1980…
« Notre réduit et notre liberté »
Plus court, Lisières du corps réunit six textes. On retrouve l’objet-sujet de prédilection de Mathieu Riboulet : le corps et ses multiples possibilités ? Comment s’offre-t-il, ou se dérobe-t-il ? Comment il se dit entre les ombres et les lumières de l’art ? Comment définir le corps ? Que veut-on du corps de l’autre ? Une offrande, un abandon, une fête ? Et soudain, plus rien : la lassitude a gagné et la chair semble bien triste. Et notre corps ? Il nous épuise, nous vieillissons, et nous n’avons que lui. Riboulet a des mots de poètes pour « saluer le corps qui est notre réduit et notre liberté ». Liberté tragique par moments, face aux limites, ou quand l’autre s’éloigne d’un pas lent.
Mathieu Riboulet évoque, dans un de ces textes, la photographie. « La photographie montre, parfois désigne, le texte nomme. » Le regard précède la lecture. L’image que commente Riboulet est celle de Pierre Hybre. De ce photographe, Riboulet écrit qu’« il semble qu’il soit attentif aux gens, qu’il aime les photographier ». Les gens et les lieux des gens. La photographie reproduite ici est celle d’un « gars » qui a l’air incroyablement gentil et un espiègle. Son torse nu est très musclé. On est dans la nature, dans les Pyrénées ariégeoises, au bout, à la marge. Près du « gars », un loup, ou plutôt une louve. Elle s’appelle Loula. Gentille. Harmonie générale. Instant de vie précieux.