Le Monde, 26 septembre 2015, par Anne Chemin

« La recherche de l’identité est contraire à l’idée même d’histoire »

Pour le médiéviste, nommé cet été au Collège de France, l’histoire doit refuser toute compromission avec l’idéologie identitaire et sa nostalgie d’un passé mythifié.

L’historien Patrick Boucheron vient d’être nommé au Collège de France, à la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIII-XVIe siècle)». Ce grand médiéviste, qui travaille sur l’histoire urbaine de l’Italie du Moyen Âge, revient dans ce long entretien sur le métier d’historien. Il est l’auteur, entre autres, de Conjurer la peur : Sienne 1338, un « essai sur la force politique des images » (Seuil, 2013), mais aussi de nombreux travaux de réflexion sur l’écriture de l’histoire et, plus récemment, d’un essai coécrit avec l’écrivain Mathieu Riboulet sur les attentats de janvier, Prendre dates. Paris, 6 janvier – 14 janvier 2015 (Verdier, 144 p., 4,50 €).

Dans votre livre sur Georges Duby, vous rappelez que ce grand historien se méfiait des théories et voyait son métier comme un « art », avec des règles, une pratique éclairée par une méthode. A-t-elle beaucoup changé au cours des siècles ?

L’histoire est un art de la pensée, mais c’est d’abord comme méthode qu’elle se fait reconnaître socialement : elle repose sur des règles destinées à constituer un savoir que je qualifierais volontiers de robuste. Contrairement à ce que l’on proclame régulièrement, les grands principes qui gouvernent l’administration de la preuve, la production du fait, son interprétation et l’écriture des chaînes de causalité qui le mettent en intrigue n’ont guère changé : malgré la révolution numérique qui bouleverse les conditions d’accès à la documentation, les historiens d’aujourd’hui travaillent en gros comme Charles Seignobos et Charles-Victor Langlois, dont l’introduction aux études historiques date de 1898. Cette méthode ressortit à la fois à une éthique de l’exactitude documentaire et à une politique de l’engagement intellectuel.

Comment la définiriez-vous ?

L’histoire ne préexiste pas au travail de l’historien, il faut la reconstituer à partir de traces laissées par des intrigues, selon l’expression bien connue de Paul Veyne. Mais c’est un historien beaucoup plus classique, Henri-Irénée Marrou, qui décrit cette méthode en 1954 dans son livre De la connaissance historique (Seuil, 1975): « Nous connaissons du passé ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents ont conservé. »
Déplions cette formule à rebours. Il convient donc préalablement que les documents aient conservé quelque chose. Cette précision est moins triviale qu’elle n’y paraît, et pas seulement pour les périodes anciennes. Car le travail de l’historien est à la fois de collecte archivistique et d’interrogation sur les conditions mêmes de la production documentaire. Autrement dit, l’historien ne se contente pas d’accueillir l’archive comme une aubaine, mais se pose la question qui est la base de toute enquête scientifique : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Emmanuel Le Roy Ladurie ne pourrait pas décrire l’ordinaire des jours à Montaillou, un village occitan, au début du XIVe siècle, si un événement extraordinaire ne venait brutalement le mettre au jour : l’irruption fracassante d’un inquisiteur au village. On dit banalement que les gens heureux n’ont pas d’histoire ; disons qu’ils font peu d’archives. Pour qu’il y en ait, il faut que quelque chose se passe – et ce quelque chose a toujours à voir avec le pouvoir.
« Ce que nous avons compris de ce que les documents ont conservé. » Là, Henri-Irénée Marrou n’évoque pas seulement le déchiffrement des écritures anciennes, l’effort de traduction, la contextualisation ou encore la mise en perspective avec un univers de valeurs qui nous est devenu étranger. Comprendre le passé, c’est ramener ses traces à soi, les prendre avec soi – et il y a dans ce geste compréhensif une dimension éthique qui fait de la pratique historienne un effort continu pour réduire l’altérité. En comprenant, je relativise : mon point de vue n’est plus souverain, mais dans le même temps je ne suis plus seul. La spécificité de l’histoire est son anachronisme constitutif: on parle d’un temps où l’on n’était pas, mais on est soi-même dans le temps. Voici pourquoi, comme le dit Georges Duby, l’histoire continue : les mêmes documents sont compris différemment au fur et à mesure que passe le temps.
Reste un dernier tamis : il faut les « croire vrai », c’est-à-dire les soumettre au crible de la critique. Celle-ci a une longue tradition, depuis l’humaniste Lorenzo Valla démontrant en 1440, par des arguments philologiques, que la donation de Constantin était un faux, jusqu’au médiéviste Arthur Giry, professeur de diplomatique à l’Ecole des chartes, qui fit de même en 1899 avec un document forgé pour accuser le capitaine Dreyfus – le fameux « faux Henry ». Ce dernier exemple montre assez combien il serait irresponsable aujourd’hui de baisser la garde en ce qui concerne cette exigence du métier d’historien : démêler le vrai du faux.

Depuis quelques décennies, l’histoire connaît une période de réflexivité critique : elle se raconte en train de se faire. Est-ce nouveau ?

L’autoréflexivité est effectivement la seule nouveauté de méthode de l’histoire contemporaine. Aujourd’hui, un historien considère qu’il doit expliquer au lecteur les raisons pour lesquelles il construit son sujet et se construit lui-même comme sujet de ce qu’il s’apprête à raconter. Non par vanité ni par narcissisme, mais par esprit de responsabilité. Prenons le cas d’un livre que j’aime bien, celui d’Alessandro Stella sur La Révolte des Ciompi, des travailleurs de la laine, à Florence, en 1378. Dans les premières lignes de son introduction, Stella raconte avoir participé à des révoltes ouvrières en Italie, dans les années 1970. Il ne prétend pas que cela lui donne un privilège de compréhension sur les tumultes de l’Italie médiévale, mais il reconnaît le ressort de son désir de savoir. Il dit à son lecteur : je vais vers cet endroit car je suis celui-là, et je vous dois, à vous, cette précision car il vaut mieux placer ses idées devant soi que de les garder derrière la tête.
Disons que c’est plus explicite que le « J’ai passionnément aimé la Méditerranée, sans doute parce que venu du Nord, comme tant d’autres, après tant d’autres » qui ouvre le grand livre de Fernand Braudel en 1946 (La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 1990). C’est qu’entre-temps les historiens ont assimilé les leçons des sciences sociales, de la littérature, et peut-être aussi de la psychanalyse, qui les obligent à clarifier leur point de vue, à en désigner le lieu. Voyez Stéphane Audoin-Rouzeau dans Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), paru en 2013 (Seuil). Il traque les origines familiales de sa vocation historienne, ce désir de filiation qui a décidé, à son insu, de sa volonté de « viser la Grande Guerre dans son œil ».

Vous dites que l’histoire permet de faire que notre histoire « devienne moins évidemment nôtre ». Cette discipline peut parfois rendre les choses moins familières, voire moins compréhensibles ?

Oui, bien sûr. On croit souvent que l’histoire aide à se retrouver, à réassurer son identité. Je pense, au contraire, qu’elle permet de découvrir au loin des familiarités surprenantes, ou à l’inverse de deviner, en nous-mêmes, une étrangeté inaperçue – c’est-à-dire de faire en sorte que l’on ne s’y retrouve plus ! Il s’agit, pour le dire avec François Hartog, d’opacifier l’évidence de l’histoire. Elle permet de battre continuellement les cartes de la familiarité et de l’étrangeté.

Est-ce une caractéristique que vous retrouvez dans l’« histoire globale », un courant né dans les années 1980 aux États-Unis qui propose de grands récits, sur la longue durée et sur de vastes espaces ? Elle a pour ambition, justement, de lutter contre l’européocentrisme en « décentrant le regard », et donc en créant cette étrangeté dont vous parlez.

Tout dépend si l’historien considère le monde comme échelle ou comme expérience. Dans le premier cas, cela donne le courant qu’on peut appeler de l’histoire globale. J’ai beaucoup d’admiration pour ses pionniers, qui furent en France Fernand Braudel ou Pierre Chaunu, parcourant à grandes enjambées les longues durées du continent eurasiatique, de la mer du Nord à la mer de Chine. Mais une telle démarche risque toujours d’universaliser, notre point de vue particulier d’Occidental en construisant de vastes fresques sur le modèle de l’histoire universelle. Elle s’éloigne de l’administration de la preuve et produit souvent de grands récits mal documentés, agençant comme un patchwork des savoirs hétérogènes : l’horizon s’élargit, sans contredire pour autant le grand récit surplombant de l’occidentalisation du monde.
À l’inverse, ce que l’on appelle aujourd’hui l’« histoire connectée » s’attache à décrire les situations de contact à un moment donné, en un lieu précis, en une situation de rencontre intensément documentée. C’est le cas de la biographie de Vasco de Gama, que Sanjay Subrahmanyam (Alma Editeur, 2012) éclaire par des sources portugaises et des sources asiatiques, produisant une histoire plus complète et plus inquiète. C’est le cas également du dernier livre de Romain Bertrand, Le Long Remords de la conquête. Manille-Mexico-Madrid: l’affaire Diego de Avila (1577-1580) (Seuil, 512 p., 25 €), qui révèle l’histoire des Philippines du XVIe siècle à travers le prisme d’un procès d’inquisition intenté par le gouverneur espagnol. L’histoire connectée contrevient toujours au récit héroïque d’une mondialisation heureuse. Elle me plaît car c’est une histoire au ras des hommes, attentive aux paysages, accueillante à la saveur du monde, une histoire respectueuse de la diversité des sociétés, une histoire qui, avec délicatesse, « baisse la casse », au sens où elle renonce aux majuscules des idées générales.

Dans Léonard et Machiavel, paru en 2008 chez Verdier, vous évoquez la possible rencontre, au début du XVIe siècle, entre Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel, une rencontre qui a sans doute eu lieu mais qui n’est pas attestée par des documents historiques. Vous avez envie, écrivez-vous, d’« animer un peu ce théâtre d’ombres ». Quelles sont, dans cet ouvrage très littéraire, la part de l’imagination et celle du travail d’historien ?

De 1502 à 1504 environ, Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel se sont croisés à Urbino ou à Florence, s’affairant aux mêmes choses aux mêmes moments. C’est plus qu’une coïncidence ou une concomitance : ils ont partagé ce que j’appelle une contemporanéité, c’est-à-dire qu’ils ont vraisemblablement ressenti d’une manière consonante ce que Machiavel appelle la « qualità dei tempi ». Leur rencontre est une hypothèse plus que probable, mais Léonard ne dit rien de Machiavel et Machiavel tait jusqu’au nom de Léonard : l’historien ne dispose donc pas de ce que les Américains appellent la smoking gun proof, la preuve irréfutable par le pistolet qui fume encore.
Cela dit, en tant que médiéviste habitué à la rareté documentaire, j’avais plus d’indices qu’il n’en fallait pour bâtir une intrigue très classique, reposant sur les solides étais de notes de bas de page énumérant la soixantaine de notations d’archives documentant les événements dont il est question : personne ne m’aurait alors demandé si j’avais imaginé cette rencontre ! Mais j’ai fait un choix littéraire, qui est d’exposer la fragilité de mon propre discours, créant ainsi volontairement une équivoque de lecture : au lieu de combler les manques, je cerne les lacunes, je circonscris les silences, ce qui revient à faire l’expérience de l’insuffisance de l’histoire. Cela ne m’empêche pas, je crois, de rester historien, de manière indéfectible, opiniâtre. Précisément parce que je teste la limite au-delà de laquelle le livre d’histoire se défait en tant que tel.

Il y a une autre manière de tisser histoire et littérature. Dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Ivan Jablonka mêle un travail d’historien, très rigoureux, sur la déportation de ses grands-parents et un récit personnel, littéraire, sur cette quête familiale. Est-ce une nouvelle voie pour l’histoire ?

Oui, sans conteste, et des plus prometteuses, puisqu’elle reprend la forme très ancienne de l’enquête. Le livre d’Ivan Jablonka est une création littéraire qui ne contrevient pas aux règles de la méthode historique dont nous parlions précédemment. En ce sens, c’est une histoire contemporaine de sa littérature. Beaucoup se demandent cependant si un historien peut s’autoriser à susciter l’adhésion de son lecteur grâce à des formes littéraires qui reposent sur l’émotion. En tant qu’éditeur, soucieux de frayer de nouveaux passages vers un public qui se lasse de l’histoire, j’ai envie de dire oui. L’histoire est une forme fatiguée de savoir, elle pratique le plus souvent des formes d’écriture anciennes ou convenues. Il y a pourtant, dans le public, un intérêt spontané pour cette discipline, mais que l’on ne cesse de dédaigner ou de décevoir, comme si l’historien devait être un rabat-joie professionnel. Les gens nous parlent des Gaulois ? Nous leur répondons que les Gaulois, ça n’existe pas comme ils le croient. Ils s’enthousiasment pour les cathares ? Nous leur répondons que le catharisme aussi est une construction discursive. Ce qui est vrai, mais éloigne inévitablement de l’émotion de l’incarnation. Parce qu’elle est une pensée critique, l’histoire ne peut se satisfaire de parler la langue desséchée de la déconstruction, au risque de ne plus s’adresser à personne et de laisser filer loin d’elle, c’est-à-dire hors de son contrôle, les grands récits mystificateurs.

Nous vivons dans un monde qui a vu naître le révisionnisme et qui, aidé par la puissance d’Internet, se complait aujourd’hui dans le complotisme. N’y a-t-il pas un danger, pour l’histoire, à s’engager dans ce chemin qui brouille les frontières entre l’imagination et le récit historique ?

Je suis conscient de me fixer une ligne de conduite qui est un peu sur le fil du rasoir. Mais il faut bien tenter quelque chose : si l’on ne risque rien, il est clair que nous avons déjà perdu. Je ne crois pas aux formes anciennes de magistère de l’histoire des professeurs – l’historien public qui, en chaire, affirme d’une voix forte et assurée de quoi demain sera fait parce qu’il sait ce qu’hier a été. Je sais aussi que le temps de l’intervention nous est défavorable : celui qui parle sans scrupule et sait mettre les rieurs de son côté l’emperlera toujours sur celui qui se laisse embarrasser par les exigences de sa méthode. Alors que faire ? Contre les récits entrainants des exaltés de l’identité, il faut armer des contre-récits tout aussi énergiques. Les formes d’histoire dont je parle, celles qui respectent les règles de la méthode en exposant leurs fragilités, doivent reprendre la main.

Le climat, dans la France inquiète de ce début de XXIe siècle, est à la quête identitaire. L’historien, estimez-vous, doit pourtant travailler à rebours de cette tentation en dénonçant cette « passion des continuités ». Pourquoi ?

Nous traversons un moment de régression généralisée où la pensée réactionnaire est en position dominante, même si les nantis de l’hégémonie culturelle qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé continuent évidemment à se présenter comme luttant héroïquement contre le conformisme intellectuel. Dans ce contexte, une puissante injonction politique exhorte les historiens : rassurez-nous sur l’ancienneté, la consistance et la clôture de notre identité.
Face à ce poison contemporain, que peut l’histoire ? Elle doit être indisciplinée, refuser toute compromission avec ce projet idéologique qui prétend emprisonner la société dans la nostalgie d’un passé mythifié. La recherche passionnée de l’identité est contraire à l’idée même d’histoire, cette science du changement social qui raconte la manière dont les hommes et les femmes, en société, se rendent maîtres de leur destin. Contrairement à ce qu’affirment les apôtres de l’identité nationale, l’histoire n’est pas providentielle : rien n’est jamais écrit d’avance. Lorsque l’histoire se laisse enfermer dans un piège identitaire, elle se limite au « déjà écrit », elle consent à cette théologie de l’inéluctable catastrophe qui vient. La seule pensée critique qui vaille, c’est de comprendre que d’autres choix sont possibles. L’histoire continue, parce qu’elle est continûment ouverte. Elle ne se contente pas de ce qui fut, mais demeure accueillante à ses devenirs possibles. Telle est peut-être la seule leçon de l’histoire : elle a la certitude qu’à chaque moment s’est inventé quelque chose que l’on n’avait pas prévu.