Le Matricule des anges, 1er novembre 2015, par Thierry Guinhut
Pierre Silvain porte la littérature à la lisière de la bataille de Valmy. Et transforme un analphabète en personnage rimbaldien.
C’est à un drôle de zig que nous attache Pierre Silvain. Un innocent, bâti comme un deuxième ligne de rugby, aux mains d’étrangleur, roux comme vignes en automne. Un colporteur de livres, et uniquement de livres puisqu’il se refuse à émarger à la « corporation des porte-balles » qui, aux livres qu’ils tentent d’aller vendre, mêlent « leur assortiment de fil, d’aiguilles, boutons, lacets et fanfreluches ». En amoureux de la Bibliothèque bleue qu’imprime Jean-Antoine Garnier, notre colporteur ne veut pour trésors que ces livres-là « fleurant encore l’encre et la pâte à papier ». Nous sommes en 1792, dans l’est de la France aux portes de laquelle les ennemis de la Révolution se pressent armés. Les Prussiens ne sont qu’à quelques portées de fusil, lorsque débute le roman, mais Julien Letrouvé, notre héros, n’en a cure. Ce qu’il veut : prendre sa livraison de livres et aller les porter le long des chemins de Champagne, d’Ardenne. L’homme est un rêveur, ce qui, sous la plume de Pierre Silvain se résume ainsi : « Ainsi, Julien Letrouvé écrivait-il avec de l’encre sympathique un livre qu’il ne tiendrait jamais dans ses mains. » Les ouvrages qu’il transporte, il ne les lit pas, son amour pour eux est pur : il est analphabète. Nous le suivons alors dans une nature d’avant l’orage qui abattra sur les Prussiens à Valmy vers où Julien se dirige.
En même temps, nous revenons vers son enfance, dans des flash-back que distille l’auteur. Julien Letrouvé porte bien son nom, qu’on découvrit au bout d’un champ. Pris en affection par une matrone et ses ouvrières fileuses de laine. L’enfant grandit sous terre, dans une matricielle habitation qu’appelle une « écreigne ». Imaginons une pièce troglodyte dans quoi on descend par une échelle, des chandelles qui brûlent ici et là, des femmes aux jambes écartées filant la laine et elle, la matrone, assise sur un tabouret et lisant « à la lueur d’un falot » un livre. C’était alors, pour chacune et pour Julien, des « horizons bleus » qui descendaient dans l’écreigne.
Nous voilà affranchis : l’amour des livres est né là, d’un fantastique qui savait congédier les souffrances de la vie. Dans sa marche vers Valmy où l’orage gronde, notre homme fait d’inquiétantes rencontres qui le poussent un peu plus à chercher la solitude. Mais, dans la forêt qui l’accueille, il fait la connaissance d’un déserteur prussien. Ce sont là des pages magnifiques que déploie Pierre Silvain : dans une nature que la langue de l’écrivain sublime, ces deux hommes se découvrent, s’apprivoisent et s’offrent le luxe d’une fraternité nue. Moment de grâce dans l’œil du cyclone. La violence est partout, dans la joie d’une nature abandonnée, dans la guerre qui tue hommes et bêtes, non loin : « Un cheval égaré traversa le champ vide que fermaient au pied de la butte les lignes françaises, avec un hennissement terrible, coupé net à l’instant où un nouveau boulet l’atteignit. Il se dressa sur les jambes arrière puis d’un seul coup bascula sur le flanc. Du ventre ouvert, ainsi que d’entre les lèvres écartées d’une énorme bouche, du sang noir commença de dégorger sur l’herbe. » Cette scène trouvera un écho, plus loin, dans la confession du déserteur prussien. Mais taisons cela. Le roman vaut aussi et surtout pour la langue somptueuse avec laquelle Pierre Silvain (1926-2009) le mène. D’une richesse lexicale pour le moins anachronique, son écriture ne craint pas de perdre le lecteur dans les méandres qui rassemblent les mille détails de son récit. Le roman noue dans ses phrases l’obscur au cœur de la lumière, la violence et l’innocence, le rêve et la matérialité brute des hommes.