Cahiers du cinéma, 1er décembre 2015, par Jean-Philippe Tessé

À partir du cinéma politique des années 70

Entretien avec Alban Lefranc et Mathieu Riboulet

La sortie d’Une jeunesse allemande de Jan-Gabriel Périot a remis sur le feu l’effervescence du cinéma militant des années 70, tel que le pratiquaient aussi des jeunes gens qui n’allaient pas tarder à glisser vers la lutte armée. Deux livres récents nous replongent également dans les années de plomb, et se nourrissent d’un dialogue secret avec le cinéma des années 70 et ses figures. Mathieu Riboulet, né en 1960, est l’auteur d’Entre les deux il n’y a rien (Verdier), méditation sur les luttes politiques des années 70, sur leur échec à l’aube de la décennie suivante, et sur la façon dont l’auteur les a vécues au creux de son intimité, notamment lors de ses séjours en Italie. Il a aussi publié chez Verdier cette année Prendre dates, recueil d’une correspondance avec l’historien Patrick Boucheron entretenue aux jours mêmes où la France vivait les attaques de Charlie Hebdo. Alban Lefranc, né en 1975, a publié l’an dernier, Si les bouches se ferment (Verticales, 2014), romain-essai sur le destin d’une poignée de membres de la RAF, ce qu’est devenu leur souvenir, et comment leur histoire résonne avec celle d’une Allemagne non réconciliée. Ce livre faisait suit à Fassbinder la mort en fanfare (Payot, 2012), biographie imaginaire et fiévreuse du cinéaste. De ces livres nous revient le parfum d’un « tout-est-politique » propre à l’époque, qui s’est évaporé depuis dans le devenir incertain du cinéma militant, et que ces deux auteurs interrogent aujourd’hui.

Dans vos livres, votre vision des années 70 est hantée par ces figures exemplaires que sont Fassbinder et Pasolini, qui nous renvoient à un désarroi quant au présent, à la difficulté à trouver les films qui pourraient nous aider. On pourrait partir d’un petit film, le segment de L’Allemagne en automne (1977) réalisé par Fassbinder, dont on voit un extrait dans Une jeunesse allemande. C’est un film auquel on pense beaucoup aujourd’hui…

Albanc Lefranc : Dans les autres films qui composent L’Allemagne en automne, les cinéastes prennent une certaine distance, allégorique notamment, par rapport aux événements de l’automne 77. Fassbinder au contraire est dans un rapport très immédiat et instinctif : face à une situation de crise, qu’est-ce que je choisis de montrer ? Je montre mon corps, j’assume ma vulnérabilité, ma paranoïa, mon impuissance face aux événements, j’extériorise dramatiquement, presque hystériquement la crise, plutôt que l’intérioriser et la subir. Cette injonction à prendre la parole, à réagir de façon immédiate, non intellectuelle, est très stimulante pour aujourd’hui, pour nous donner des armes. J’y ai souvent pensé depuis janvier : aller filmer les effets de cette crise à l’intérieur du couple, à l’intérieur de la famille…
Mathieu Riboulet : En un quart d’heure Fassbinder réussit à résumer l’état d’esprit de son époque. Il filme la peur, la sienne, la leur à ce moment-là, et nous la donne à voir, à palper, à nous qui avons du mal à nous en faire une idée aujourd’hui. Il filme une peur au présent, au quotidien, Je pense que la peur est un des grands sujets de Fassbinder – d’ailleurs le titre allemand de Tous les autres s’appellent Ali est « La peur dévore l’âme ». Il a filmé dans toute son œuvre, comme un sismographe, un pays qui a peur – de lui-même, de ses fantômes, de sa jeunesse, de son présent. Et s’il met sa propre peur au centre de sa contribution à L’Allemagne en automne, ce n’est pas pour la fuir ou la sublimer, mais pour s’en emparer, la rendre opérationnelle, et pour que nous puissions à notre tour l’utiliser et non pas nous laisser dévorer par elle. C’est la même chose pour la colère, la rage. C’est ce qui fait l’actualité permanente de son cinéma.

Je voulais commencer par L’Allemagne en automne parce que ce qui est douloureux aujourd’hui, je pense à Charlie Hebdo ou à la Grèce par exemple, c’est qu’on n’a pas de film en prise directe, immédiate avec la situation, des films qui nous aideraient tout de suite.

M.R. : C’est ce que nous avons essayé de faire avec Patrick Boucheron dans Prendre dates à propos des événements de janvier : enregistre l’effet de l’événement sur nous, sur notre corps, avec les moyens du texte, pas immédiatement mais presque. Le cinéma donne l’impression d’une immédiateté inaccessible à l’écrit. Qu’un collectif de cinéma ne soit pas spontanément constitué en France après janvier pour capter quelque chose de ce qui nous a secoués dit quelque chose, c’est certain…
A. L. : Mais il a quand même des films forts aujourd’hui, en Allemagne par exemple, comme Sous toi, la ville de Christoph Hochhaüsler. Ou Die Lage (« La situation », 2012) de Thomas Heise, sur les préparatifs de la visite de Benoît XVI à Erfurt : le pouvoir y apparaît comme un centre vide, expurgé de toute possibilité de rencontre avec le réel – et l’homélie du pape qui parle de charité dans sa voiture blindée en devient tout à fait comique et obscène. Aujourd’hui, je crois qu’il s’agit plutôt de rendre impossible le réel, comme disait Heiner Müller : l’unique chose qu’une œuvre d’art puisse accomplir, c’est d’éveiller le désir d’un autre état du monde, germe d’un désir révolutionnaire.

Plus généralement, vous qui vous intéressez au cinéma des années 70, vous avez le sentiment qu’il y avait à l’époque une vitalité qui s’est perdue ?

M.R. : Il y a ce paradoxe fascinant : les années 70 étaient difficiles, sombre, douloureuses sur le plan politique, et en même temps le cinéma offrait une ouverture et des expériences incroyables. Mais quelque chose de cette inventivité s’est perdu ensuite, pour des raisons en grande partie économiques et idéologiques, pas parce que les cinéastes auraient perdu tout talent, sans que les conditions politiques s’améliorent ! L’aura du cinéma italien, par exemple, était considérable dans les années 70, ca ne l’a pas empêché de se dissoudre littéralement au fil de la décennie suivante, au point qu’il ne reste que deux ou trois cinéastes stimulants aujourd’hui. Les trajectoires croisées de Bertolucci et Bellocchio résument assez bien ce phéniomène : comme beaucoup, j’ai été, dans les années 70, subjugué par les films de Bertolucci, alors que ceux de Bellocchio me semblaient toujours un peu bancals, trop bruts ou trop brumeux, comme s’il n’arrivait pas à trouver sa place. Quarante ans plus tard, on se rend compte que l’œuvre de Bertolucci s’est totalement dégonflée, à quelques films près, alors que celle de Bellocchio ne cesse de s’amplifier. Bien sûr ce croisement en dit aussi long sur le cinéma que sur nous-mêmes.
A.L. : Dans le cinéma des années 70, il ne faut pas oublier Pialat, qui est très attentif aux rapports de domination dans le couple : l’amour est le plus insidieux et le plus efficace instrument de l’oppression sociale, disait Fassbinder. Loulou, pour ça, est exemplaire. C’est complétement transgressif : Huppert assume sans aucune culpabilité son désir et prend le risque d’une forme de déclassement. Il y a toute une série de tensions entre la disponibilité sexuelle du loubard et les armes culturelles du bourgeois pour l’opéra ou la peinture deviennent des appâts pour récupérer l’infidèle.

C’est peut-être qu’il y avait à cette époque une facilité à détourer nettement des figures (le prolo, le loubard, le bourgeois…), souvent avec humour, alors qu’aujourd’hui, on a du mal à le faire sans tomber dans le cliché, le fantasme, l’échantillonnage sociologique, etc. Peut-être aussi, pour faire un grand écart, que ça explique qu’une image telle que celle d’Air France, avec le patronat en aillons, semble complètement irrecevable aujourd’hui, presque taboue, alors que dans la ferveur et la verve des années 70 elle aurait peut-être été célébrée. Il suffit de pense à Ferreri, à Buñuel…

M.R. : Ce qui a été jugé irrecevable dans l’histoire d’Air France, au fond, c’est le torse nu du patron, parce que le corps patronal est toujours resté dans l’ombre et que depuis des années on s’évertue à nous dire qu’il n’y a plus de corps ouvrier. C’est tellement plus commode quand il n’y a pas de corps, c’est la poursuite du fantasme de dématérialisation générale ! Mais le réel finit toujours par revenir sous la forme de ce qui ne vas pas, pour reprendre l’antienne lacanienne, et en l’occurrence ce qui ne va pas c’est le corps. On n’en sort pas, et en effet Pialat parlait de ça, et avec Depardieu, avec l’évidence-Depardieu. Ce qui est inouï dans l’irruption de Depardieu dans le cinéma français, c’est son corps, davantage encore que son jeu, et qu’il y ait eu de nombreux cinéastes capables de capter ce surgissement et de l’accompagner, jusqu’à ce que ça se dilue pour finir comme on sait. Sa trajectoire est emblématique d’une disparition, et donc des époques qu’il a traversées : plus le volume de Depardieu augmente, plus son corps disparaît. Et au-delà de Depardieu, il y avait dans les années 70 des cinéastes capables de filmer les corps tels qu’ils étaient, en premier lieu Pasolini, évidemment, filmant inlassablement les corps des ouvriers, des voyous, des paysans, etc., et Fassbinder, toujours, par sa façon de charger par exemple le corps des femmes du poids de l’histoire, de Lola à Maria Braun et Veronika Voss. À partir des années 80, le corps est pris dans un circuit de représentations, de marchandises, de glorification, d’enjolivement, et – pour schématiser – le corps brut filmé dans les années 70 disparaît des écrans. On n’a plus que des parodies : le corps de l’ouvrier, c’est le zoo. Les cinéastes ont peut-être abandonné l’idée de changer le monde, de charger leurs films d’un potentiel révolutionnaire. Mais il n’y a pas de démission spécifique au cinéma : on a tous renoncé à l’idée que l’action politique non institutionnelle pouvait influer sur le cours des choses, au tournant des années 80.
A.L. : Le traitement médiatique de l’épisode Air France est ahurissant : on n’a jamais vu une presse à ce point soumise au pouvoir économico-politique. Il faut aussi noter le gouffre entre les représentants et les représentés, entre une partie de la population qui, je crois, jubile de voir un DRH malmené et les cris d’orfraie d’une petite caste médiatique qui ne représente qu’elle-même. On se souvient aussi de Libération qui au lendemain de l’arrestation des membres du groupe de Tarnac titrait « L’extrême gauche déraille »… sans le moindre respect pour la présomption d’innocence et sans la moindre intuition de la manigance policière qui se jouait en sous-main. J’ai envie de m’allier avec des gens et des artistes qui ont gardé un minimum de naïveté quant à la possibilité d’intervenir sur le cours des choses. Si quand on fait un livre ou un film, on ne croit pas qu’il va changer le monde, même un tout petit peu, à quoi bon ? C’est sa nécessité qui juge une œuvre d’art et ses effets.
M.R. : C’est vrai, mais plus personne ne le formule. Il faut mesurer combien les gens né entre 45 et 60 ont été échaudés par l’échec des engagements des années 70. Du coup, l’investissement dans le cinéma militant ou dans la militance a été freiné par le souvenir de tous ceux qui se sont perdus dans ces impasses. Il y a eu ensuite une méfiance très grande envers tout ce qui pouvait ressembler à un investissement collectif. Et il a fallu attendre que la génération suivante, qui n’avait pas connu tout ça, ou n’en avait perçu qu’un écho assourdi, s’avance, mais de façon plus modeste, sans annoncer la couleur. Ca fait d’ailleurs du beau travail, rare mais beau, grâce à un pas de côté indispensable par rapport à la politique, l’engagement, à un réinvestissement calme des affects et de l’idée de communauté au travail – je pense aux films de Rabah Ameur-Zaïmeche et Tariq Teguia, par exemple.

Oui, mais ce retrait et cette modestie sont devenus pesants. On lit Jean-Luc Nancy par exemple, qui dans Libération nous demande de « savoir écouter le silence des intellectuels ». Pourquoi, au contraire, ne pas parler haut et fort ?

M.R. : Le problème, c’est qu’on n’a pas de prise, et on est renvoyé en permanence à ça. On a le sentiment que, quoi qu’on dise, ce sera inaudible ou récupéré. L’alternative c’est ça. Et en même temps, je ne vois pas d’autres cartes à jouer que de continuer à travailler. Comme on le disait, si on n’avait pas ce sentiment orgueilleux que nos livres ou nos films servent ou serviront, un jour, à quelque chose, on ne les ferait pas. Travailler, tisser des liens plus ou moins dans l’ombre, et garder présent à l’esprit que, le moment venu, on pourra compter aussi sur ça, ce travail de l’ombre, s’il faut passer à autre chose, à un conflit plus frontal. Je ne vois rien d’autre. Sinon s’en laver les mains et partir à la pêche.
A.L. : Aujourd’hui, les instances de légitimation sont devenues pour la plupart des espèces de putains du bruit public : c’est le règne de l’équivalence absolue où trônent, comme disait Debord, ceux qui font professions de parler dans les conditions existantes. C’est à nous d’inventer des collectifs, des nouvelles formes de visibilité et de transmission qui s’émancipent des instances précipitées. Je crois en un travail souterrain de l’esprit, en un surgissement intempestif des œuvres bien au-delà de leur époque, je pense à la puissance toujours intacte du In girum de Debord, par exemple.
M.R. : Quand je travaillais sur Entre les deux il n’y a rien, j’ai été sidéré de voir combien à l’époque les médias étaient de façon caricaturale aux ordres du pouvoir. Quarante ans après, non seulement ça n’a pas beaucoup changé mais ça a même empiré. Dans les années 70 personne n’était dupe, on savait que les journaux télévisés se faisaient place Beauvau. Or maintenant, la presse et la télé se gargarisent de leur indépendance, alors que ce sont des larbins qui n’ont même plus besoin d’être aux ordres de Beauvau tant ils en ont intériorisé les consignes.
A.L. : Un signe du degré de délire atteint, c’est cette image extrêmement violente de l’arrivée au palais de justice d’Ayoub El-Khazzani, suspecté de l’attentat du Thalys. I-Télé, en toute illégalité, filme son arrivée, menotté, les yeux bandés, en tenue d’hôpital, pieds nus. On est pris dans un tourbillon de représentations qui échappent à ceux prétendent l’organiser. Il y a un mimétisme glaçant avec les images filmées par Daech, qui sont elles-mêmes une réponse à celles de Guantanamo. Mais d’un côté, les images sont volées (Guantanamo, Abou Ghraib), alors que de l’autre (Daech) elles sont revendiquées. Daech incarne un dehors, un au-delà du mimétisme.
M.R. : On est obligés de faire nous-mêmes le nécessaire travail de mise en rapport des images pour tenter d’y voir clair. Un certain nombre de cinéastes avaient l’habitude de faire ce travail-là, mais soit ils sont morts, soit ils ne le font plus, ou de moins en moins. Un des aspects les plus nourrissants des films de Godard, surtout les derniers, c’est de toujours faire des liens, des allers-retours, entre des images et des plans au sein d’un même film. Si nous voulons faire pièce aux images d’actualité, à leur hystérie ou à leur vacuité, il faut que nous allions chercher ailleurs des plans, du calme, un regard sur les êtres et les choses, et que nous fassions l’assemblage.

Entretien réalisé par Jean-Philippe Tessé à Pris, le 3 novembre.