Images documentaires, juillet 2015, par Arnaud Hée
Cet ouvrage caractérisé par Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel comme un « manuel » recèle une ambition assumée, qui tient notamment dans sa double filiation : André Bazin et, en reprenant la forme de l’abécédaire, Gilles Deleuze. On est en effet en présence de près de 200 entrées – de « Acte (passage à l’) » à « Zoom » en passant par « Effacement » ou encore « Prise de son » –, à travers lesquelles il s’agit de reposer la question bazinienne « Qu’est-ce que le cinéma ? ». Les auteurs se placent précisément à l’heure où le règne du numérique conduit l’argentique à pousser ses derniers râles1, un tournant qui induit un changement du paradigme de l’image cinématographique à toutes les étapes de son processus : de la prise de vue à la projection, concernant ainsi la praxis comme la condition de spectateur. On retrouve dans Cinéma, mode d’emploi bien des éléments de la pensée de Jean-Louis Comolli, bien connue dans les pages de cette revue. Moins identifié, Vincent Sorrel est quant à lui cinéaste (Là-bas où le diable vous souhaite bonne nuit, Nous sommes nés pour marcher sur la tête des rois) ainsi qu’enseignant et chercheur, particulièrement attentif à une approche du cinéma à partir de ses techniques, notamment de l’outil caméra.
Le tropisme documentaire des deux auteurs les conduit à privilégier ce pan du cinéma, mais la fiction n’est ni reniée ni occultée ; c’est bien l’ensemble du 7e art qui est ausculté. Même si certaines entrées ont plutôt été à la charge de l’un ou de l’autre auteur, ce manuel a donc été écrit à quatre mains, découlant de nombreux échanges. L’introduction, courte mais dense et pénétrante, fixe les enjeux de l’ouvrage : une remise à jour du lexique cinématographique se faisant – selon les termes d’André S. Labarthe dans la préface – « un œil tourné vers le passé, l’autre orienté vers le futur. » Le point de départ est que « l’image-cinéma argentique » est analogique : une « trace », une « empreinte » ouverte à l’aléatoire ainsi qu’à un écart entre le représenté et sa représentation. Quant à « l’image-cinéma numérique », il s’agit d’un calcul répudiant cet aléa et cet écart, et le fait qu’elle soit calculée est caché – c’est-à-dire qu’elle imite l’image-cinéma argentique. Quand l’argentique relève de l’inscription vraie d’un fragment d’espace et de temps, le numérique livre un monde simulé : « Non seulement nous maîtrisons chaque point de l’image, chaque pixel, mais l’aspect composite de l’image ouvre la possibilité d’un temps indéfini qui n’est plus celui de l’inscription vraie. »
Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel entrelacent ainsi théorie et technique. La rencontre de ces deux termes fait intervenir le politique, selon l’idée que la technique véhicule de l’idéologie : « Notre pari est que ces puissances de calcul, assujetties aux intérêts du Capital, ne peuvent éviter d’être trouées de la part maudite même qu’elles dénient, celle de la perte, de l’échec, de la dérive, de la folie. » La dynamique technologique à l’œuvre concerne ainsi un mouvement politique et sociétal plus large que l’on peut résumer par l’obsession d’un contrôle toujours plus grand. D’une certaine façon, cet ouvrage prolonge et réactualise le feuilleton théorique que Comolli mena au sein des Cahiers du cinéma en 1971 et 1972 sous l’intitulé « Technique et idéologie »2. Il s’agissait à la fois d’une prise de position polémique dirigée contre l’extérieur (particulièrement Cinéthique, menaçant à l’époque de déborder les Cahiers sur leur gauche) et d’un questionnement interne de la revue à propos de l’approche idéaliste de l’ontologie bazinienne. Ce texte est aujourd’hui inactuel par ses nombreuses saillies gorgées de matérialisme dialectique, mais aussi tout à fait raccord avec Cinéma, mode d’emploi dans sa façon d’entrer en résistance, de continuer à penser le cinéma comme un art émancipateur et non un agent d’aliénation – à la technique, au spectacle. Mais il est aussi question ici de conséquences dans le champ social : la numérisation des salles a donné lieu à de fortes tensions quant à la suppression des personnels spécialisés, les laboratoires ont fermé les uns après les autres, et les auteurs font remarquer qu’il « n’y aura pas de caméra Aaton numérique : l’entreprise a déposé son bilan. »
Cette circulation entre théorie, technique et idéologie produit une force de persuasion, des réflexions passionnantes ouvrant des perspectives stimulantes pour qui souhaite penser le cinéma aujourd’hui. La fermeté des convictions des auteurs conduit néanmoins à fermer certaines questions, ou à ne pas leur offrir de contrepoints. Par exemple dans l’entrée « Archives audiovisuelles », on peut lire : « C’est pourquoi nous ne pouvons accepter les diverses manipulations que des réalisateurs, des monteurs, voire des historiens, font subir à ces images survivantes. » On comprend bien qu’il s’agit ici de faire état d’une affliction pour des programmes tels qu’Apocalypse où le matériau retraçant les Première et Deuxième Guerres mondiales ou l’ère d’Hitler a été colorisé, sonorisé (façon blockbuster) et pris en charge par des voix-off infantilisantes. Certes, mais il aurait sans doute été plus juste de dissocier cette démarche déplorable de celles, de grande valeur cinématographique, d’Andrei Ujica (L’autobiographie de Nicolas Ceausescu et Vidéogrammes d’une révolution – ce dernier coréalisé avec Harun Farocki) ou de Sergei Loznitsa (Blockade, Revue et prochainement Event).
Dans le même ordre d’idée, concernant l’idée d’inscription vraie, si le calcul numérique ne le permet effectivement pas, on aurait pu lire que Wang Bing – néanmoins cité à trois reprises pour À l’ouest des rails dans les entrées « Focales », « Robe (sans coutures) » et « Téléphone » – démontre une capacité sidérante à inscrire des présences dans son œuvre (citons par exemple L’homme sans nom, À la folie mais aussi sa fiction Le Fossé). Ces remarques ne sont pas des réfutations, elles tendent avant tout à signifier que Cinéma, mode d’emploi constitue un dialogue vivant pour le lecteur avec son propos saillant, qui manque singulièrement dans la grande majorité des publications actuelle sur le cinéma. Il convient aussi de signaler que l’ouvrage a le bon goût de ne pas se situer dans le regret – même si des formes de nostalgie pointent ici et là – de l’état des choses hic et nunc, mais de le prendre à bras le corps dans l’optique de ferrailler avec le présent. Et de poser des jalons, des idées pour le cinéma à-venir, notamment pour qu’il puisse demeurer un art de l’imaginaire et le lieu de possibles utopies. Ce n’est pas la moindre qualité de Cinéma, mode d’emploi que d’avoir l’impression d’être mieux outillé pour ce faire en ayant ce « manuel » en main.
1 Même s’il n’est pas tout à fait innocent que lors du dernier festival de Cannes Le fils de Saul de László Nemes fut projeté en 35 mm (son support de tournage) dans le cadre de la compétition officielle ou que Miguel Gomes a tourné Les Mille et Une Nuits en 16 et 35 mm les trois parties de ce film furent par contre projetées à la Quinzaine des réalisateurs à partir d’un DCP.
2 Ces articles sont réunis dans la seconde partie de Cinéma contre spectacle, Verdier, 2009.