Les Inrockuptibles, 16 décembre 2015, par Jean-Marie Durand et Anne Laffeter
« Un crime de masse en plein Paris »
L’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet, auteurs de Prendre dates, un petit livre remarquable sur les attentats de janvier reviennent sur ceux de novembre et sur une année bouleversée par la violence terroriste.
C’est à n’en pas douter le texte le plus juste et subtil écrit jusqu’à présent sur les journées de janvier. Prendre dates, fruit de la collaboration de l’écrivain Mathieu Riboulet et de l’historien Patrick Boucheron, ne fera pourtant pas le bruit du brûlot polémique d’Emmanuel Todd sorti au même moment. Mais tel n’était pas son but. Loin de la position scientiste froide et de surplomb de l’expert, les auteurs de Prendre dates, sans s’absoudre de leurs ressentis, y livrent un récit poignant, qui mêle colère politique et conception modeste de l’histoire. Trois semaines après les attentats de novembre, ils sont revenus pour nous sur ce qui relient et séparent ces deux moments ensanglantés ; sur ce qui « littéralement, nous explose à la gueule ». Au cœur de leur démarche, cette question fondamentale : « Qu’est-ce que ça nous fait ? »
Comment réagissez-vous aux événements du 13 novembre après avoir écrit Prendre dates ?
Mathieu Riboulet – On a eu le sentiment que ces attentats étaient dans la continuité de ceux de janvier tout en étant extrêmement différents. L’effet qu’ils nous ont fait l’était aussi. On a dit que Prendre dates risquait d’être rattrapé et dépassé par quelque chose d’encore plus impensable. En réalité, nombre d’éléments avancés dans le livre trouvent confirmation, à commencer par ses derniers mots : « Tout est à refaire ». Je suis frappé de voir que le travail qui consiste à nommer, dater, placer – ce travail que Prendre dates a fait avec les victimes de janvier –, est cette fois effectué par les quotidiens. Celui qui un jour apportera une réponse littéraire au 13 novembre devra sans doute se concentrer sur des choses encore plus déplaisantes : il faudra pousser les portes, comme on a essayé de le faire avec celles de Charlie Hebdo. Mais cette fois, il y en a beaucoup plus : celles du Bataclan, des cafés, de Saint-Denis, de Molenbeek… Puis, il faudra entrer dans les têtes, dans les corps… Il y aura un effet retard, ces attentats s’installent d’abord dans un temps opaque et silencieux.
Patrick Boucheron – Depuis sa parution, le sens du titre de ce livre s’est alourdi, comme aggravé. Prendre dates, c’était consigner les faits, les dater patiemment et nommer les gens qui étaient tombés. Or cette exigence littéraire – qui est aussi celle de Mathieu dans son récent Entre les deux il n’y a rien – risque toujours d’être prise en défaut par l’énormité du crime. Durant le temps de son écriture [de fin janvier à fin mars 2015] survinrent les attentats de Stockholm, du Bardo à Tunis, et de Sanaa au Yémen. 142 morts, le 20 mars : on se dit qu’alors, le nombre fait écran aux noms – et que cela ne peut « nous » arriver. Huit mois plus tard, pourtant, on en est là.
Qu’est-ce qui distingue les attentats de janvier et ceux de novembre ?
Patrick Boucheron – En écrivant Prendre dates, on a tenté d’honorer la fragilité de « l’événement » contre la gangue de discours qui prétend le protéger mais qui, de fait, l’emprisonne. À force de parler des journées de janvier, on rétrécissait l’expérience, qui devenait sèche comme un slogan : suis-je Charlie ou non ? L’écriture consiste à gratter cette croûte discursive pour délivrer la vérité du fait. L’événement monstre de la manifestation du 11 janvier n’a eu lieu cette fois-ci. Parce que la peur gagne ? Peut-être, mais aussi parce que le 11 janvier mobilisait autour de valeurs auxquelles au disait vouloir s’identifier, et auxquelles tout le monde, de fait, ne s’identifiait pas. Le 13 novembre, les terroristes ne s’attaquent plus à des personnalités clairement assignables – des intellectuels libéraux, des Juifs, des musulmans apostats – mais à des lieux. Au sens propre à des lieux communs, des lieux où l’on se retrouve, où l’on s’y retrouve. C’est très banal. Qu’est-ce que l’on va dire ? Que l’on a envie de boire des coups en terrasse ? On n’a plus à articuler un discours construit, donc inévitablement conflictuel, sur la République. Et comme on ne veut pas se souvenir que la démocratie est la traduction politique de cette forme de vie, on reste dans l’émotion à vif. En ce sens, le 13 novembre n’est peut-être pas encore un événement. Janvier 2015 s’organisait en journées – on est habitué à cette forme narrative de l’histoire, et nous l’avons repris dans Prendre dates. Le 13, en revanche, est un événement en cours. Au moins, pourra-t-on dire que l’année 2015 représentera quelque chose dans l’histoire. On est dans un état d’instabilité et d’incertitude que je n’ai personnellement jamais connu. De mémoire d’homme, j’ai vécu des moments historiques forts, qui ont changé ma conscience, mais jamais les modalités concrètes de mon existence. Or c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui : la possibilité que la vie soit affectée. On va le voir rapidement. L’hypothèse est sérieuse.
S’attaquer à ces « lieux communs », est-ce une manière de s’attaquer à la jeunesse et à la convivialité comme cela a été dit ?
Mathieu Riboulet – Les lieux touchés dessinent une topographie de la peur au cœur de la ville, mais, plus encore, de ce que visent désormais les tireurs : jeunes ou pas, conviviaux ou pas, nous sommes le cœur de cible, la clientèle privilégiée de ces semeurs de mort issus de nos rangs…
Patrick Boucheron – Une fois de plus, on cherche à déchiffrer les intentions des assassins, à les comprendre au sens anthropologique. Mais comme le rappelle opportunément Jeanne Favret-Saada, il y a des limites à la compréhension. Comprendre, ce n’est pas pour autant dédouaner ou justifier ; on peut comprendre et réprouver. On peut aussi dire ce que cela nous fait. Celui qui est frappé est en droit de donner sens à l’attaque qui le vise. Alors on dira : les lieux ensanglantés sont des espaces de rencontre, d’ouverture, de mixité où l’on cherche justement à comprendre l’autre. Voici ce qui est insupportable aux fanatiques de la séparation, de tous bords. Disons, comme l’a fait Ivo Andric dans son roman Le Pont sur la Drina : tirer sur le pont est le premier acte de la guerre civile.
Vous pensez que ce que nous vivons s’apparente à une guerre civile ?
Mathieu Riboulet – En janvier, 17 Français sont tués par 3 Français. Le pays n’est certes pas à feu et à sang mais ça crée un climat. Le 13 novembre est une gradation supplémentaire. Dans La Guerre civile, Giorgio Agamben explique que « semble aujourd’hui avoir disparu jusqu’à la possibilité de distinguer guerre entre États et guerre intestine ». Il évoque aussi les notions de guerre civile mondiale, d’internal wars, d’uncivil wars. Il faut user de ces outils-là. Aujourd’hui, on est face à quelques chose d’intestin, d’intérieur, qui a de telles ramifications géopolitiques qu’on ne peut pas le penser seulement d’ici et entre nous. Par conséquent, il faut sérieusement, comme l’évoque Prendre dates, poser la question des interventions françaises sur « le théâtre des opérations extérieures », et y répondre. On ne peut pas dire que nous en prenions le chemin.
Patrick Boucheron – Le 7 janvier, on a entendu les frères Kouachi crier, après leur carnage : « Nous sommes Al-Qaeda au Yémen. » Mais qui s’en souvient ? Cela a été peu commenté à l’époque. L’essentiel du débat portait alors, et sans doute à juste titre sur les causes spécifiquement françaises de l’événement. On parlait de cette société où cohabitent les plus importantes communautés juives et musulmanes d’Europe, où l’intégration a atteint un niveau élevé – c’est d’ailleurs bien pour cela qu’elle est détestée par les jihadistes comme par les identitaires d’extrême droite. Or, depuis, on ne cesse d’internationaliser notre compréhension du conflit. Pour faire la guerre à la base logistique de ce terrorisme dans les territoires contrôlés par Daech, que fait-on ? On projette la guerre civile au loin : des soldats français vont aller tuer leurs compatriotes en Syrie. L’avant-veille du 13 novembre, avait lieu la commémoration de ce qu’est devenu le 11 novembre, c’est-à-dire non plus celle de la Première Guerre mondiale mais l’hommage national aux soldats morts en opération extérieure dans l’année. Ils étaient quatre, tous avec des noms à consonance étrangère. Là encore, quand on fera le bilan de l’année 2015 et que l’on se demandera combien de civils français et combien de militaires y ont laissé leur peau, on comprendra que cette disproportion évoque moins une guerre conventionnelle qu’une guerre civile.
Vous avez cité l’expression « événement monstre » de l’historien Pierre Nora. Ce concept vous semble-t-il pertinent ?
Patrick Boucheron – Il en avait parlé pour Mai 68, à propos de quelques jours qui faisaient basculer une décennie. Ce que l’on vit actuellement est l’un des derniers soubresauts de cet événement monstre.
Mathieu Riboulet – On a écrit dans Prendre dates que l’attentat contre Charlie Hebdo était l’enterrement définitif de Mai 68, épilogue ardemment souhaité par la droite. Les questions posées dans le sillage de l’événement monstre 68, principalement par les mouvements d’extrême gauche, y compris dans le recours à des formes de luttes radicales et violentes, sont à ma connaissance la dernière tentative, aussi radicale eût-elle été, d’aborder les effets de la liquidation des idéaux de la Libération, de la décolonisation, de l’engagement des forces armées occidentales à l’étranger, des orientations désastreuses des politiques sociales, éducatives, judiciaires, etc. On sait ce qui est advenu de ces mouvements-là : impasses, répression. Ce qui littéralement, nous saute à la gueule en ce moment, c’est, entre autres, le fait que les États n’ont pas répondu à ces questions, les ont balayées. Derrière le bruit des rafales de kalachnikovs, il faudrait entendre le son de ces interrogations, mais il est déjà recouvert par le vacarme obscène de l’état d’urgence.
La question de la radicalité est-elle centrale pour comprendre ?
Mathieu Riboulet – Certainement, et le détour par les précédents est indispensable. Même s’il n’y a pas forcément de continuité, les amalgames servant toujours la confusion, et la confusion servant toujours la force…
Patrick Boucheron – Comme l’explique depuis des années Olivier Roy, nous sommes moins confrontés la radicalisation de l’islam qu’à l’islamisation de la radicalité. Celle-ci pose une question puissante, pour l’écrivain et l’historien. L’historien doit toujours se poser la question morale de la bonne distance par rapport à l’événement, mais aussi de l’événement par rapport à sa mémoire, à la temporalité que l’on peut mobiliser pour tenter de lui rendre raison. Je suis touché par la mémoire des lieux. On vit aujourd’hui un moment très hugolien – les obsèques de Victor Hugo ayant eu lieu un 11 janvier, et novembre évoquant plus Gavroche… Il est certes toujours réconfortant de convoquer une mémoire ancienne. Maintenant, on peut se poser politiquement certaines questions. Pour la compréhension immédiate de l’événement, est-il pertinent de rappeler le passé colonial de la France, puissance mandataire en Syrie ? Sommes-nous encore capables de développer une vision politique du monde. Il y a une histoire « avec une grande hache », comme disait Georges Perec, qui tranche la possibilité même qu’il y ait de la politique. Sur la question de la radicalité, on voit que réfléchir à cet autre passé qui ne passe pas, celui de la violence politique des années 1970, n’est pas seulement une manière de poser la question de cette pulsion d’idéalisme et d’action qui, cherchant sa cause, la trouve aujourd’hui dans le discours et l’organisation les plus structurés du moment : ceux du jihadisme global. Cela permet aussi de rappeler que la radicalité armée des années 1970 avait potentiellement un soutien fort dans la population : d’où la brutalité des États à la combattre. Est-ce le cas aujourd’hui ? Là est la question cruciale. De ce point de vue, il n’est pas exclu que les terroristes du 13 novembre aient raté leur coup. Les intellectuels doivent aussi s’attacher à démonter le discours triomphaliste de Daech. En montrant par exemple que les entreprises de terreur s’achèvent toujours dans une démesure finalement suicidaire.
Que vous a inspiré la vision des corps à terre le 13 novembre ?
Patrick Boucheron – C’est, au sens propre, au sens tragique du terme, une hécatombe. Moins une attaque terroriste qu’un crime de masse en plein Paris. L’histoire retiendra que ce sont les premiers attentats suicides à la ceinture d’explosifs en France. Reste que c’est le recours aux armes de guerre qui demeure toujours le plus effrayant. On s’est rendu compte avec effroi qu’on savait se mettre immédiatement en « mode attentat ». Personne ne nous a appris à faire face à cela, comme les écoliers japonais apprennent à se protéger contre les séismes, et pourtant on fait ce qu’il y a à faire. C’est donc qu’on s’y était préparé.
Comment définir le « nous » qui traverse votre livre ?
Mathieu Riboulet – Ce « nous » est multiple et changeant, fragmenté et incertain, c’est notre force – de moins en moins d’ordres nous assignent à de moins en moins de rôles – et notre faiblesse – nous ne savons plus former communauté autre que provisoire ? Maintenant, quel que soit « notre » état, il faut comprendre, c’est-à-dire prendre avec nous – et ce qui nous assaille et ce qui sort de nous…