Marianne, 8 janvier 2016, par Alexandre Gefen
L’invention de Veracruz
« Un jour de juin 1990, j’attendais au bar El Ideal, calle Morelos, une jeune chanteuse cubaine qui ne vint jamais » : ainsi commence Veracruz, récit d’un coup de foudre pour une jeune furtive dans le chimérique port mexicain. Mais, après l’avoir abandonné aussi mystérieusement qu’elle avait fondu sur lui, la belle Dariana, « amour-faucon » exotique, envoie par la poste au narrateur quatre récits « brefs et terribles » de la même passion érotique et mortifère suscitée par une certaine Susana, à la beauté du diable, qui séduit à la fois un jésuite défroqué, un trafiquant déguisé en libraire tout en subissant les assauts incestueux de son propre père et qui font la matière du récit. « Chacun des moments beaux qu’il nous est donné est une fin en soi » qu’il est peut-être « vain de relier à d’autres », nous explique le narrateur : la saison littéraire est donc aux romans gigognes comme aux vérités multiples et croisées du roman choral, formule dont Olivier Rolin avait donné il y a quelques années la plus magistrale expression dans L’Invention du monde (Seuil, 1993), qui décrivait une seule journée du monde vue à l’intersection de 500 quotidiens et de 31 langues. Mais plutôt qu’un dispositif expérimental, c’est à un roman noir, ou à ce que le XVIIIe siècle nommait une « histoire tragique », auquel donne lieu le fascination fatale suscitée par Dariana-Susana, à la fois méduse et victime, aussi imprévisible que la nature capricieuse du golfe du Mexique, telle qu’elle est diffractée par les méditations nostalgiques et éthyliques du narrateur sur ses amours perdues. « L’intensité ne connaît que des instants, des coups de foudre. Ce que nous appelons le monde n’existe que comme une fable », suggère Olivier Rolin qui cherche, mutatis mutandis, comme dans le très soviétique Météorologue (Seuil, 2014), ainsi à proposer à notre univers mondialisé et privé d’explications des figures inoubliables, et à inventer par la fiction des mythes contemporains aptes à stupéfier nos imaginations accablées.