Inferno, décembre 2015, par Quentin Margne

« Quelle nécessité d’ajouter d’autres mots aux mots, quel impératif ? de l’orgueil, de la prétention ou bien quoi ? peut-être le rêve démesuré, inaccessible et présomptueux de tenter de saisir d’infimes éclats de vie et de ne pas les laisser s’éteindre, soufflant dessus comme sur des braises, non pas de dire le monde, car la chose est résolument impassible, mais de le célébrer, non pas de retrouver le temps perdu mais de lui donner son épaisseur, sa mesure en quelque sorte, d’enfin produire une émotion communicable par ses propres moyens » (Extrêmes et lumineux, p. 110.)

Inferno : Dans l’écriture d’Extrêmes et lumineux, comment le fragment, le matériel initial, s’est-il inséré à l’intérieur d’un cadre narratif ?

Christophe Manon : Au départ, je n’avais pas de projet précis ni de structure, si ce n’est l’envie de faire le récit de certaines scènes que je souhaitais réunir, peu m’importait comment. J’avais des sortes de flashs, des visions pratiquement, que je voulais évoquer. Je travaillais aussi à partir d’un matériel iconographique, d’anciennes cartes postales, de vieilles photos, que je m’appliquais à décrire. J’avais donc une série de fragments éparpillés, mais j’ignorais comment les réunir de façon cohérente. M’est alors venue l’idée de les associer en achevant chaque fragment par la moitié d’un mot et en commençant le fragment suivant par la seconde moitié de ce même mot. Cela m’a paru lumineux : je tenais une sorte de fil que je pouvais rompre puis nouer où bon me semblait. J’ai pu ainsi commencer à agencer deux ou trois morceaux, comme dans un puzzle, puis regrouper de grands ensembles d’une vingtaine ou d’une trentaine de pages, puis ils se sont tous assemblés sans que je n’aie plus eu besoin de chercher, presque automatiquement. D’un seul coup, je me suis trouvé face à une sorte de tableau constitué par touches successives. L’ensemble a révélé un parcours, une trame, une circulation. J’ai obtenu comme une constellation, un clavier sur lequel je pouvais moduler différentes modalités émotionnelles, sensitives : tendre, cruel, rageur, passionné, brutal, excessivement sombre ou très coloré. Dans ce livre, il existe donc plusieurs trames narratives qui s’entrecroisent et forment un tissu avec différentes tonalités, différentes couleurs : des souvenirs d’enfance, une « enquête » familiale, des descriptions de photos d’aïeuls oubliés ou de cartes postales, des scènes d’errance nocturne ou d’amour… Cela constitue au final le « portrait d’une mémoire » pour reprendre l’expression de Claude Simon, dans sa discontinuité apparente, avec ses heurts, ses effacements, ses éclats éblouissants. Les images que j’avais en tête, je les ai méditées, j’ai longuement rêvé dessus et j’ai essayé de les décrire de la manière la plus approfondie que me permettait la langue. À ma grande surprise, parce que ce n’était pas prévu initialement, plus je travaillais sur un fragment, plus il glissait vers quelque chose d’hypnotique. Plus j’essayais de rendre le réel, plus cela devenait imaginaire, aux limites parfois du fantastique. La langue m’a entraîné, mécaniquement pour ainsi dire, vers quelque chose qui relevait de l’hallucination. Je voulais que le lecteur éprouve une sensation de vitesse, d’accélération, d’urgence, que ce livre soit comme une course échevelée contre le temps qui passe et contre la mort. Cela peut aussi s’apparenter à une plongée en apnée : entre chaque paragraphe, il Y a un espace blanc, le lecteur prend son souffle, puis il plonge dans le flux du texte jusqu’à la fin du fragment, et ainsi de suite. Je voulais aussi que l’on ressente la sorte d’effroi que les enfants – mais les adultes aussi naturellement – éprouvent face à ce qu’ils ne comprennent pas : la vie, l’amour, le désir, le temps qui passe, la mort. Je voulais traduire la stupeur, ce vertige qui nous frappe parfois lorsqu’on est confronté au réel.

Inferno : Est-ce la langue qui travaille le rêve au le rêve qui travaille la langue ?

Christophe Manon : Lorsque je rêve, cela fonctionne par images, il n’y a pas de mots. Je n’ai pas essayé de transcrire des rêves. C’est un matériel très fluctuant, dont personnellement je ne sais pas trop quoi faire. Le réel me paraît souvent aussi flou, aussi opaque, aussi impénétrable et imprévisible qu’un rêve. Mais si on le pousse à l’extrême, il y a des effets de lumières très denses qui apparaissent. C’est un peu comme lorsqu’on braque une lampe dans l’obscurité sur un point précis, ou comme lorsqu’un animal surgit soudain dans les phares d’une voiture, ça révèle des détails, ça accentue les contrastes. Cela dit, j’ai beaucoup rêvé des scènes, des situations que j’étais en train d’écrire. Le travail continuait pendant mon sommeil. Mais, plutôt que les rêves, c’est la mémoire qui m’intéresse, comment elle se constitue, ce qu’elle conserve ou refoule, les processus de transformation qu’elle opère, comment les images passées circulent en nous. Je voulais également parler de nos rapports avec les ancêtres. Comment vit-on avec les histoires passées? Quel héritage possède-t-on ? Qu’en fait-on ? Que devient-on avec ça ? Ce livre est un peu comme une tragédie, c’est une histoire de sang, celui qui circule d’un individu à un autre dans une même lignée. Je pense que nous ne sommes pas constitués uniquement de présent, mais de beaucoup de choses que l’on n’a pas vécues nous-mêmes et qui sont profondément enfouies. Je ne cherchais pas à retrouver le temps perdu, mais à faire sentir son épaisseur. Je voulais comprendre comment un sujet perçoit le monde, comment le réel infuse en nous, tenter de saisir l’intensité de la vie. On est tous confrontés à une multitude de sensations qui nous arrivent en permanence, des lumières, des couleurs, des sons. J’ai essayé de rendre ce flux, cette infinité de perceptions qui nous traversent sans cesse et nous imprègnent.
Inferno : Qu’est-ce qui fait que la guerre soit également présente dans le récit ?
Christophe Manon : La guerre fait partie de ces choses que chaque sujet européen ou d’origine européenne a intériorisées. On a tous un grand-père ou un arrière-grand-père qui s’est fait dézinguer entre Verdun et la Somme, on a tous l’image d’un aïeul qui pose en uniforme ou le souvenir d’une douille d’obus gravée qui trône sur une cheminée. Cela fait partie de notre sensibilité. Quel impact tout cela, tout ce passe douloureux et tragique, peut-il avoir sur notre conscience? Forcément, ces images nous travaillent, elles nous hantent. Nous sommes habités par le passé qui nous a précédés. De Verdun à Stalingrad, tout ce sang versé sur le sol que l’on foule, c’est aussi notre sang, celui de nos ancêtres, ça irrigue encore notre imaginaire. Pas question de faire table rase de tout cela. Au contraire, il faut le méditer, tenter de mettre des mots dessus. Il faut cajoler les mémoires.

Inferno : Pourquoi as-tu écris des phrases sans point ?

Christophe Manon : L’idée était d’essayer de rendre le plus fidèlement possible les perceptions du réel, du concret et de la matière, la multitude de sensations que peut recevoir un corps vivant. La langue ne peut pas saisir, elle ne peut qu’envelopper son objet, en tournant autour. On peut passer un temps infini à décrire un mur blanc. Il n’existe pas de moyen direct, immédiat, de le rendre littérairement. Il faut contourner, effleurer, revenir sans cesse. C’est pourquoi les grandes phrases se sont imposées à moi, elles sont souples, elles épousent le mouvement de la pensée et des sens. C’est un roman du sensible, qui s’interroge sur la construction d’un sujet, d’une conscience.

Inferno : Quel rapport entretient ton écriture avec le sensible ?

Christophe Manon : Dans l’écriture, on essaye de rendre ce que l’on ressent. Lorsque l’on reçoit une sensation, une émotion, elle infuse en nous, elle s’enfonce, on peut même l’oublier, mais elle finit par se superposer à d’autres perceptions, par faire substrat, puis cela se dilate à l’intérieur de nous et nous travaille sans que l’on s’en rende compte. Et cela remonte soudain, sans que l’on sache vraiment pourquoi, transformé par la mémoire, mélangé à d’autres impressions, ça peut même parfois nous éclater au visage avec une certaine violence, la violence d’une évidence, à l’occasion d’une rencontre ou d’un télescopage fortuits. Mais forcément, l’écriture transforme les choses, c’est un filtre déformant. Dès que l’on écrit, la langue se met en route, elle s’engendre elle-même, elle génère ses propres vérités. J’aimerais toutefois que le lecteur éprouve des sensations, qu’il ressente quelque chose qui est de l’ordre du désir. C’est aussi un livre sur le désir.

Inferno : Lorsque tu écris, lâches-tu les vannes du langage ou es-tu dans la rétention, le contrôle de la langue ?

Christophe Manon : Pour moi, l’essentiel de l’écriture se tient entre les deux. Si tu lâches trop les vannes, ça part dans tous les sens, c’est incontrôlable. Il faut savoir reprendre la main pour ne pas tomber dans un lyrisme niais ou un flux de langue illisible pour l’autre. Dans ce livre, j’emploie la métaphore d’un train lancé à vive allure. L’écrivain, l’auteur, le scripteur, qu’importe le substantif, est le machiniste qui met du charbon dans la chaudière à grands coups de pelle et qui entretient les instruments. Il y a un équilibre à trouver entre l’élan et la retenue. Le contrôle permanent ne correspond pas à mon type d’écriture. Certes, je trouve qu’il existe de très belles écritures qui resserrent les phrases, qui évitent tout emportement, etc. La sécheresse ou la rigueur, une certaine aridité, peuvent être des vertus littéraires, mais en ce qui me concerne, je voulais lâcher la bête, voir où va l’animal au galop. Je voulais que ça aille à toute vitesse, qu’on soit en permanence à la limite de l’emballement. Mais bien sûr, pour se permettre ça, il faut que l’animal soit relativement bien dompté.

Inferno : Comment as-tu travaillé sur l’oralité, le rythme ?

Christophe Manon : Dans mes livres, il y a toujours quelque chose qui relève de l’oralité. Je me relis en permanence à haute voix, comme beaucoup de mes camarades je suppose. Cela ne veut pas dire pour autant que le style soit oral, cela permet juste de tester la fluidité, le rythme justement. Cette question de rythme, c’est un peu imperceptible, c’est assez indéfinissable, c’est en quelque sorte une affaire de dosage très subtil des ingrédients. Une virgule de trop, un adjectif en plus ou en moins et ça bouleverse tout l’équilibre de la phrase. Le travail de l’écrivain, au fond, c’est de savoir s’il faut mettre un adjectif plutôt que deux, s’il faut ajouter une virgule ici ou un point là, afin d’accélérer ou de ralentir le flux. Dans une phrase, je sens très bien lorsqu’il manque une mesure rythmique ou s’il y en a une en trop, instinctivement, du moins il me semble. Mais il faut aussi savoir casser le rythme, s’efforcer que ce ne soit pas toujours le même, introduire de la discontinuité, afin de produire de la variété, comme dans la vie.

Inferno : Pourquoi est-il nécessaire aujourd’hui de « produire une émotion communicable par ses propres » comme tu l’écris ?

Christophe Manon : C’est le but de l’écriture, il me semble, de l’art en général. On ressent des choses, on a envie de les communiquer. Cela relève d’un désir de partager en quelque sorte. Essayer de célébrer le monde, la vie, ce qu’est le cœur humain avec sa grandeur et ses faiblesses. On peut tous le faire, c’est comme adresser un sourire ou donner une poignée de main, une accolade. Je suis fasciné par la capacité de l’esprit humain à produire des choses. Je pense que chaque geste a sa vertu, dans la mesure où il est accompli avec application. Je pense que ce n’est pas vain, que ça participe modestement à l’équilibre du monde.