Lire, 13 janvier 2016, par Baptiste Liger
Laisse tomber les filles
Le vrai-faux journal d’une artiste fascinée par les rêves, la langue et les animaux.
Quitte à passer de vie à trépas, autant qu’il y ait des spectateurs. Ainsi, « on ne meurt jamais que devant témoin, afin que l’ordre du monde ne soit pas renversé ». Cela permet également de donner des informations à la presse. Aussi, le Daily Express évoquait-il, dans son édition (bien réelle) du 4 septembre 1945, le suicide d’une jeune femme. « Personne ne sait encore pourquoi Sonia A., une artiste espagnole de 23 ans, a chuté mortellement de 80 pieds, sur le pavé de Queensway, Bayswater. Hier matin, elle a passé un appel téléphonique depuis l’immeuble. Quelques minutes plus tard, elle gisait nue et mourante dans la rue ». Fille d’un ancien ambassadeur espagnol, elle résidait dans les lieux avec son père depuis 1939 et avait un atelier un peu plus loin. Quatre jours plus tard, le Sunday Express révélait que Sonia A. (de son vrai nom Araquistáin) était fascinée par les rêves et qu’elle avait avoué à son géniteur qu’elle allait fonder « une nouvelle race d’immortels ». Une liaison amoureuse déçue l’aurait-elle aussi poussée à mettre fin à ses jours ? Après avoir intrigué le poète Georges Henein, cette histoire inspire aujourd’hui à David Bosc un fascinant récit fictionnel. Son titre, magnifique : Mourir et puis sauter sur son cheval.
À partir de cette anecdote, l’écrivain (pour la petite histoire, frère d’Adrien Bosc, l’auteur de Constellation) imagine la vie de ce feu follet, notamment à travers un vrai-faux journal (avec notes biffées, lignes illisibles et pages arrachées). Dans celui-ci, elle revient sur sa mère, que le cancer a emportée une nuit de 1942, et sur sa venue dans la capitale londonienne. Sonia évoque aussi son goût pour la lecture – attention, pas les produits de « faiseurs de bouquins », mais plutôt Georg Büchner ou Freud. Si elle parle de son père et de ses liaisons de passage, la plasticienne se concentre également sur ses relations aux animaux, sur l’amour vu comme une dévoration et sur ses pulsions créatrices. Faut-il y voir une clé pour comprendre son œuvre embryonnaire et les raisons de son geste ? Rien n’est moins sûr. À la fois lyrique et débarrassé de tout superflu, le style magistral de David Bosc éclaire autant qu’il obscurcit l’insaisissable personnalité de son héroïne. À se demander si son vrai sujet n’est pas la langue, sous toutes ses formes. « Si je parviens à faire danser le langage, remarque d’ailleurs Sonia, je charme le serpent. » Gare toutefois à sa morsure.