Le Monde, 14 janvier 2016, par Éric Chevillard

Soufflait un vent de tous les diables, avec des bourrasques pareilles à ces bourrades qui vous font perdre l’équilibre en haut de la falaise – comme vous piquez dans l’abîme, une ultime galipette vous permet de voir le visage de votre veuve éclairé d’un étrange sourire –, aussi avions-nous jugé plus sage de ne pas quitter la taverne. Le vieux Magloire, ayant bourré sa pipe, se mit à raconter pour tuer les heures une de ces histoires dont il avait rempli son crâne au temps où il lui arrivait encore de soulever sa casquette. C’était il y a bien trente ans, commença-t-il, La Ravissante encalminée depuis deux semaines stationnait sur les eaux mortes, nous avions bu le rhum, il ne nous restait plus à écluser que l’ennui et Gros Louis, d’ordinaire si taiseux, prit soudain la parole. Cela me rappelle les onze années où mes compagnons et moi-même demeurâmes prisonniers des pirates des îles Sanguinaires, dit-il. Longues étaient les journées et nous n’avions pour nous divertir que les aventures de Tignasse, notre timonier, écoutez donc celle-ci…
Ainsi s’emboîtent les récits gigognes et se délègue l’autorité de l’auteur dans une certaine tradition littéraire. Le lecteur, parvenu à la fin du livre, s’attend à recevoir la confidence murmurée de la plus petite poupée russe. Sans pousser aussi loin le procédé, c’est à cette plaisante mise en scène que recourt Olivier Rolin dans Veracruz. Son narrateur, un écrivain, y séjourne, invité dans la ville mexicaine pour un cycle de conférences qu’il a audacieusement intitulé « Proust m’énerve ». L’énerve en particulier, comme un vice de conception de l’œuvre, le fait « qu’aucun homme ne s’adonne jamais à la boisson dans la Recherche. » Au pays du mescal et de la tequila, le tilleul de tante Léonie pourrait en effet paraître un peu fade, mais le conférencier n’est pas pris très au sérieux par ses hôtes, d’autant que, non sans cohérence pourtant, il passe lui-même l’essentiel de son temps au bar El Ideal.
C’est là qu’un soir « parut Dariana (…), un elfe, un feu follet, une gueule d’amour». Liaison brève mais intense : « un amour-faucon ». La passion naissante est attisée par la certitude de sa fin prochaine. Et, de fait, Dariana s’évanouit aussi soudainement qu’elle avait surgi et ne demeure plus que son fantôme dans la mémoire de l’écrivain. L’alcool est donc une tisane comme une autre : s’y conservent les souvenirs. Proust est vengé. L’amoureux se morfond jusqu’au jour où il reçoit une enveloppe contenant « les quatre récits, brefs et terribles, qu’on va lire». Olivier Rolin sait que la littérature est le plus convaincant des trompe-l’œil : on s’y croirait.
Aussitôt, le narrateur passe la parole à Dariana. Il suppose en effet que le pli vient d’elle, mais le lecteur échafaude une autre hypothèse : et s’il s’agissait plutôt de pages posthumes de Borges ? Car cette histoire pourrait avoir été conçue par le cerveau à facettes du maître argentin, amateur de symétries parfaites. Quatre personnages sont réunis dans un salon, trois hommes et une femme. Ignace, prêtre défroqué et d’ailleurs libidineux ; Miller, enrichi par le narcotrafic ; El Griego, son beau-père, qui s’incruste dans la maison ; et Susana, épouse de Miller, fille présumée d’El Griego, « belle comme une idole aztèque » et vénéneux objet de tous les désirs. La tension va naître du rapport de force invisible entre eux, de leurs pensées secrètes qui se croisent comme des épées.
Huis clos dans une chambre d’échos, une galerie de masques. Jeux de miroirs dans le mouroir. La menace prend la forme d’un serpent qui rampe sur le toit de palmes, d’un pistolet caché dans un tiroir, d’un couteau qui luit. Au-dehors, gronde un cyclone. Du moins le croit-on : en réalité, il enfle dans le salon même.
Quatre récits s’enchaînent donc, quatre monologues intérieurs, chacun se nourrissant successivement ou rétrospectivement des trois autres. Olivier Rolin sait que la littérature est le plus convaincant des trompe-l’oeil : on s’y croirait. Les précieux livres de la bibliothèque de Miller, évidés, sont pourtant remplis de cigares de contrebande. Ce trafic lui-même est un leurre destiné à distraire la police de crimes beaucoup plus graves. Les personnages pareillement insoupçonnables se dissimulent leurs sombres desseins. Une seule chose est claire : dans ce monde de faux-semblants, la vérité ne pourra être rétablie que par le meurtre.
Ignace et El Griego, père incestueux, convoitent le corps de Susana, leur lubricité les rend fous. Miller les méprise comme il méprise sa femme. « Seigneur, comme ils sont laids ! », songe celle-ci en s’approchant à petits pas du secrétaire dans lequel se trouve l’arme. Que va-t-elle en faire ? Lequel de ces hommes abjects veut-elle abattre ? Suspense au ralenti, tandis que le serpent au venin mortel se balance comme l’épée de Damoclès au-dessus des têtes.
Tel Ignace faisant la lecture à Susana pour la séduire, la littérature mentirait-elle sur ses fins ? Poursuit-elle des buts inavoués, inavouables peut-être ? Que trafiquent au vrai les écrivains ? Le narrateur s’épuise à chercher le sens caché des récits de Dariana. Olivier Rolin préfère reconduire le mystère, lequel vaudra toujours mieux que cette fallacieuse « reconstitution policière » en quoi consiste toute tentative d’explication du monde.