Témoignage chrétien, 14 janvier 2016, par Arnaud de Montjoye
Convoquer les histoires…
Pas loin du début, le narrateur prévient : « La chronologie est une fiction. Une balle tirée à bout portant en pleine rue. » Et les histoires qu’il dit, entre « le vieux monde de derrière toi » que tentent de fracasser les années 1970 et le nouvel ordre mondial des années 1980 s’étalant sans pudeur, sont de vieilles histoires. Des histoires de rien qu’on déforme à loisir, quand on ne les (re)nie pas. Comme si, entre ces deux périodes, il n’y avait rien… et que cette décennie qui fut celles des « chiens abattus », Overney (assassiné en 1972), Pasolini (assassiné en 1975), Baader (suicidé en 1977), Moro (exécuté en 1978) et tant d’autres, était passée sous les fourches caudines de la condamnation puis de l’amnésie. Alors le narrateur choisit : « Je les inscris ici puisqu’en dehors des livres, on ne bâtit jamais de monuments aux morts pour les morts de la paix… » Et il sait de quoi il parle. Né en 1960 dans une famille communiste, il découvre la Pologne à 12 ans, au cours d’un voyage organisé par le Parti. Il y rencontrera le « grand manque humain au revers de l’Europe », le camp d’Auschwitz ; et peut-être le discret pressentiment que l’époque va changer pour un laps de temps. Car les Europe, celle de l’Ouest et celle de l’Est, tressaillent. Aux coups de boutoirs des États tremblotants répondent les défis utopistes de ceux qui veulent – enfin et au-delà des revendications socio-catégorielles – vivre et jouir. La révolution sera aussi celle des corps et des désirs et le narrateur, bien des années après, convoque sa propre histoire devant l’Histoire : il a 14 ans quand il croise ce travailleur trentenaire dans un bus. Une attirance mutuelle, instantanée, ravageuse mais inachevée. Restera cette conscience, « sexuelle et politique, c’est un tout : être pédé, ça vous déclasse en un rien de temps ». D’autres rencontres suivent : Martin, tout aussi déclassé que lui, qui mourra du sida dans les années 1980 ; Massimo, jeune autonome italien ; puis les gens du Fhar, le Front homosexuel d’action révolutionnaire ; puis d’autres et d’autres, tous mus par cette subversion généreuse et radicale… Bien sûr, les choix deviendront difficiles lorsque les États, brièvement secoués par cet ébrouement libertaire, choisiront la stratégie des tensions. Alors se posera la question de la lutte armée que le narrateur côtoiera sans y participer… Aucune nostalgie dans le beau récit de Mathieu Riboulet, mais une tragique résonnance avec notre actualité.