Le Magazine littéraire, février 2016, par Jean-Baptiste Harang

Olivier Rolin, volutes de havanes

Dans un bar, à Veracruz, un homme attend désespérément une femme. Un jour, il reçoit par la poste quatre mystérieux récits. Une histoire d’amour, de mort, de ruses et de contrebande de cigares.

La vie est mal faite. Était-ce dans Quelle joie de vivre, de René Clément, que Gino Cervi ou un autre se plaignait que les oranges mûrissent en hiver lorsque nous n’avons aucun besoin de nous désaltérer et que les mollets protègent l’arrière de la jambe quand les coups surgissent toujours par devant, directement sur l’os ? Je crois bien. Ainsi ces articles de presse qui présentent les nouveautés littéraires demandent à être crus sur parole alors que les textes, bientôt ou déjà disponibles, pourraient évidemment prouver le contraire. Le lecteur et le journaliste combattent à armes inégales. La vie est encore plus injuste si, comme c’est le cas rare et miraculeux avec ce Veracruz (cette vraie croix fait ce miracle) d’Olivier Rolin, la plus pertinente critique du roman se trouve dans le texte lui-même, aux chapitres III et V : « Ce serait avoir une idée bien simpliste de la littérature que de penser qu’elle reflète sans détour, sans malice, la personnalité de l’écrivain. Il faut une grande naïveté, une ignorance des ruses de l’écriture pour croire ce genre de platitude, qu’enseignaient encore de vieux professeurs du temps que j’étais étudiant. La littérature est une tromperie sans fin. […] L’amour malheureux exacerbe la faculté herméneutique presque jusqu’à la démence, il semble que chaque phrase puisse et doive avoir un sens caché, que les mots sont susceptibles de basculer comme des dalles donnant accès à des passages secrets. » Et, quelques pages plus loin : « Nous voulons toujours que tout ait un sens. Nous voulons que le temps aille sans jamais se retourner, que les événements s’enchaînent, que les livres aient un plan, une signification cachée, l’histoire une fin. Nous sommes assoiffés d’ordre, fanatiques de logique. Mais pourquoi les choses devraient-elles être ordonnées, emboîtées, pourquoi le temps ne pourrait-il pas rebrousser son cours comme le fleuve Alphée des Anciens, ou divaguer, pourquoi ce qui vient après ne serait-il pas la cause de ce qui précède ? D’où tient-on qu’il y a toujours des causes? Pourquoi toutes choses du monde doivent-elles être cause ou effet? Cette construction, nous l’appelons « comprendre », et en vérité nous ne comprenons rien. »
Le livre étant infiniment mieux construit que cet article de presse, on aura compris que ces considérations appropriées ne sont exprimées qu’après l’exposition de la situation navrante, désespérée, du narrateur, après l’exhibition d’un corps romanesque désarticulé, après son refus de se remembrer, après les récits cruels dont nous devons parler maintenant. Voyez plutôt. Nous sommes à Veracruz, dans le golfe du Mexique, au début des années 1990, un homme, qu’on imagine ressembler à l’auteur lui-même (mais qu’en savons-nous?), est accoudé au bar El Ideal, comme presque chaque jour, chaque nuit, à trop boire, son chapeau a roulé dans la sciure « comme une tête coupée», c’est un intellectuel, il a fini depuis belle lurette un cycle de conférences intitulé « Proust m’énerve ». Il attend une femme, Dariana, une danseuse cubaine avec qui il a vécu, il vit, une histoire d’amour entre passion naïve et charnelle, et clichés assumés de carte postale : « J’avais prolongé mon séjour à Veracruz tant qu’elle avait été là – je l’aurais prolongé jusqu’à la fin du monde, s’il n’avait tenu qu’à moi. Maintenant qu’elle avait disparu, je le prolongeais dans l’espoir de la retrouver, ou au moins d’apprendre quelque chose sur les raisons de sa disparition. Un jour, un pli me parvint à l’hôtel, expédié par la poste, ne comportant aucune indication de provenance, aucun mot d’accompagnement. Il contenait les quatre récits, brefs et terribles qu’on va lire », est-il écrit page 18 et sur la couverture du livre.
Oui, brefs et terribles, quatre, comme des Évangiles oxymores, porteurs de mauvaises nouvelles, ils racontent la même histoire, Veracruz selon Ignace, selon Miller, selon El Griego, selon Susana. Une même histoire confinée dans la même pièce, du moins dans la même maison, sur la même plage, écrite avant la mort des uns et la survie possible des autres. Ils sont liés par Susana. L’un, jésuite défroqué et libidineux, se prend pour son amant, l’autre pour son père, il en doute, et n’est peut-être que son violeur immonde et insatiable. Ou les deux. Le troisième, son mari, son maître, son bourreau, contrebandier de cigares et sûrement pire. Elle, Susana, est leur victime, leur mépris et leur mauvaise conscience. Elle ne dit pas son dernier mot, celui qui clôt chaque récit, une virtuose du revolver qui fait mouche sur les papillons. Tous les quatre sont associés, bon gré mal gré, dans une entreprise de contrebande que les lecteurs fidèles d’Olivier Rolin reconnaîtront : il s’agit d’expédier vers les États-Unis des cigares cubains cachés dans des livres de prix, évidés de leurs pages. On devine que le contenu de la précieuse bibliothèque dévastée fait le miel et le chagrin de l’écrivain au moins autant que les volutes des havanes qu’on y couche.
Les quatre récits mystérieux sont le ventre du roman, écrits à la première personne du singulier, ces quatre personnes, cinq avec le narrateur qui les expose, les embrasse et ne les comprend pas, sont des personnes très singulières, et Rolin réussit le tour de force de leur donner à chacun une voix propre sans jamais perdre la sienne, son style incomparable qui nous enchante depuis plus de trente ans et presque autant de livres : la limpidité d’une langue rencontrée dans les classiques, roborative et équilibrée, sonnante et juste, et frottée d’humour et de modernité, inventive, où chaque comparaison est une trouvaille, et chaque familiarité une connivence ou une surprise.
Ainsi le narrateur écrit en pur Rolin, Ignace comme un jésuite, intelligent, cultivé, faux cul et faux modeste, il ne s’appelle pas Ignace pour rien, mais c’est bien Rolin qui lui tient la plume. Miller écrit comme un voyou qui aurait mal digéré Bossuet et le vomirait, El Griego, son nom l’indique, comme un Grec effrayé à l’idée qu’on le châtre, et Susana comme une femme. Car c’est Susana qui compte, et le narrateur aimerait beaucoup, ce serait plus fatale, plus rituellement romanesque, que Susana soit Dariana, celle qu’on attend au bar de L’Idéal, qu’elle ait écrit ces récits anonymes et les ait envoyés pour solde de tout compte, avant de disparaitre.
Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on va vous le dire ? Que le livre le dira ? Voyez plus haut : « Il faut une grande naïveté, une ignorance des ruses de l’écriture pour croire ce genre de platitude… » Et puis il se fait tard, l’auteur est à Shanghai, parmi les volumes de la bibliothèque Zi-ka-wei, « rassemblés par la patience savante des jésuites », que personne n’a encore songé à évider pour les farcir de Dieu sait quelle drogue. Il n’a plus rien à vous dire, l’auteur, sinon cet envoi, et puis basta : « Ne croyez pas un mot de ce que j’ai écrit. Laissez-moi maintenant. »