Le Matricule des anges, février 2016, par Sophie Deltin
Question de style
Sur fond d’épopée familiale, l’écrivain suisse Thomas Hürlimann met en scène la vie d’une femme à la fois ordinaire et singulière, piégée dans ses choix existentiels.
Immuablement pour son anniversaire, Marie Minet reçoit un bouquet de fleurs – quarante roses – de la part de son mari, Max Meier, un homme politique ambitieux, selon un rituel destiné à lui rappeler son devoir de jeunesse et de beauté éternelle. Le soir même, Marie se rendra à Berne, où elle jouera son rôle d’épouse élégante et mondaine lors de la « party » que Max a organisée dans un grand hôtel. D’une certaine façon, le livre entier tient dans la force de cette chorégraphie bien rodée qui ouvre et scande le roman. Cette fois-ci pourtant, tandis qu’elle roule vers la capitale, les souvenirs, des épisodes marquants, des légendes et des anecdotes, affluent à sa mémoire. La tenue, l’art des apparences que maîtrise à la perfection Marie Meier pourrait bien être une question d’atavisme.
La famille qui est le thème de prédilection de Hürlimann, né en 1950 en Suisse alémanique, est en effet au cœur de Quarante roses, paru en 2006. Déjà ses pièces de théâtre et ses romans Der grosse Kater et Fraülein Stark (Mademoiselle Stark, Seuil, 2004) réélaboraient des fragments de sa propre histoire familiale. L’héroïne est l’arrière-petite-fille d’un tailleur juif venu de Galicie échoué en Suisse au dix-neuvième siècle et la petite-fille d’un grand nom de la confection des robes en soie, surnommé « Minet soyeux », lequel a mis toute son énergie à s’enraciner. Seule la Première Guerre mondiale portera le premier coup d’arrêt à la dynastie de renommée mondiale. Cet héritage de l’Est, un mélange de goût et de détermination à réussir, Marie le recevra également de sa mère, morte jeune, dont elle apprend très tôt la devise : « On a du style » – un art de ne jamais perdre la face, de garder contenance en toutes circonstances, qu’elle saura d’ailleurs convoquer à chaque moment douloureux de son existence. Fille d’un père demeuré fidèle au judaïsme – le reste de la famille s’étant converti au catholicisme –, Marie subit les humiliations de la part de sympathisants nazis qui, comme nous le rappellent discrètement l’auteur, furent nombreux en Suisse. Face aux rumeurs d’invasion du pays par les « Nibelungen », le père emmène bientôt sa fille sur le chemin de l’exil pour finalement fuir seul en Afrique, l’abandonnant « par amour » dans un pensionnant catholique. Dans ces épreuves, sa solitude, Marie développe un sens de l’introspection, par la découverte en elle de « ces salles mystérieuses qui disposent… de l’art magique de se meubler de mots ». Après son mariage, Marie sera confrontée à la mort dès la naissance de ses jumelles puis à celle de son fils emporté par un cancer fulgurant, mais à chaque fois, « la façade » se doit de « tenir bon ». Ainsi à son mari éploré : « Et maintenant, dit-elle avec un sourire tendre, voire ravissant, il faut nous contenir, d’accord ? » Creuset de la psyché d’une femme, le roman suggère aussi, non sans ironie, l’opportunisme décomplexé dans l’après-guerre helvète. Si Max Meier repère en Marie la femme idéale pour avancer dans sa carrière politique, c’est elle qui s’est servie de lui pour fuir le pensionnat et après leur mariage, pour réaliser son intégration définitive en Suisse. S’il la campe dans un rôle de first lady, elle n’hésite pas à manœuvrer en coulisses, allant même jusqu’à troquer le parc attenant à la maison de son enfance pour garantir à son mari une promotion au sein du parti conservateur.
Le portrait de femme que brosse l’auteur se révèle finalement ambigu. Oscillant entre le rôle de l’épouse modèle, la « Marie-Miroir » en représentation aux côtés de son mari, et celui de l’artiste talentueuse, la « Marie-Étoile » élève au conservatoire, Marie s’installe sans résistance dans une double vie. Une distribution des rôles que l’héroïne ne semble pas vivre dans la contradiction, encore moins dans la douleur du déchirement. Au mieux émet-elle quelques fins de non-recevoir à certaines exigences de son mari. Pourtant, au fil du temps – le Temps, le protagoniste le plus agissant du roman –, Marie Meier, en vient à sacrifier la brillante carrière de pianiste à laquelle elle semblait promise. Insensiblement, la femme « extérieure » prend le dessus sur la femme « intérieure », jusqu’à offrir une caricature souvent pathétique d’elle-même. Piégée de n’avoir pas su trancher à temps, Marie n’en a-t-elle pas moins activement participé à créer de toutes pièces le personnage-carcan qui a asphyxié peu à peu sa liberté, sa présence à elle-même ? Il suffira d’une fois, ce jour où cédant à une impulsion, elle se remet au piano, pour se raccorder à ses émotions et renouer avec « la force d’une autre vie, un ordre qui émanait du plus profond d’elle-même »…
Méditation subtile et volontiers cruelle sur les renoncements à soi-même, le jeu de dupes dans lequel peut s’enfermer le couple, Quarante roses parle ainsi de la « flétrissure » irrémédiable des idéaux. Un sentiment de gâchis, voire d’échec, prédomine à la fin où Marie, seule survivante de sa famille, apparaît bien désenchantée. Avec style, évidemment.