Le Magazine littéraire, mars 2016, par Camille Thomine
Se jeter à corps perdu
Après avoir transfiguré les derniers jours de Gustave Courbet, David Bosc donne voix à une jeune femme défenestrée, danseuse aussi ardente que tourmentée. Encore une fois un texte de peintre.
De la littérature comme plongeoir… Chez David Bosc, on entre dans les livres par un saut de l’ange. De préférence nu, le nez au vent et les sens en alerte. De même que l’on se ruait à l’eau avec le Courbet vieillissant de La Claire Fontaine, son précèdent livre, de même on s’élance avec Sonia A, jeune artiste espagnole de Mourir et puis sauter sur son cheval. D’abord par la fenêtre, depuis laquelle la demoiselle se jette sans une once d’hésitation, puis sur le cheval fou de sa pensée, déployée bride abattue dans les pages d’un étrange journal, découvert post mortem.
Pour nous encourager au saut, l’écrivain peut compter sur un double atout : un style saisissant, léché, mi-souple, mi aiguisé, et le génie décisif des incipit. De l’entrée en scène de Courbet, on se rappelle le gros « corps fatigué », la « pelletée de cendres » des cheveux et « l’écharpe bleue de la pipe », comme une invite à lui emboiter l’effluve. Dans Mourir et puis sauter sur son cheval, un coup de fil suffit à trouer l’ordinaire : « La fille respire dans le combine qu’elle a éloigné de son oreille, sa lèvre patine doucement sur la bakélite percée de petits trous, son souffle mouille l’étrange poivrière. » Trois lignes et nous voilà immergés.
L’intrigue ténue de ce nouveau roman vêtu de jaune, David Bosc la tire d’un carnet de Georges Henein, journaliste et poète surréaliste qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mentionnait le suicide d’une certaine S. A., retrouvée nue dans la poussière à 23 ans, au pied de sa résidence londonienne. Une notule, donc, une silhouette à peine, trouble et mystérieuse, à laquelle l’écrivain prête une épaisseur – mais une épaisseur de songe ou de fluide : un corps vif et tendu de baguette ; des écrits nerveux et zarathoustriens, une panoplie de toiles tourmentées, peuplées d’arbres morts, de nuées d’oreilles et d’étalons effares ; et surtout ce désir éperdu, nécessairement déçu, d’absolue liberté.
Élevée à l’école de Summerhill, cet établissement libertaire fondé sur l’autogestion et le respect de chacun, Sonia devenue adulte se cogne aux limites de la société, de son corps et de son esprit. Elle dévore et vomit L’Interprétation des rêves, marche à l’infini dans les rues de Londres et se blottit au creux d’hommes et de femmes avant de coucher sur toile et sur papier les songes hallucinés ou elle se fantasme hirondelle ou sangsue, flocon ou métastase, toujours plus mélangée, proliférante et volatile. Ici, il n’est plus question de se mettre à l’eau, comme le faisait avec délice le peintre de L’Origine du monde et de La Vague, mais de se mettre « à l’école de l’eau » pour se mieux disperser, confondre et métamorphoser, ouverte « à tout hasard ». Car l’inattendu n’est-il pas le suc même de toute vie et de toute littérature ? « Seul me porte vers les livres le désir d’y trouver ce que je ne soupçonnais pas », fait écrire David Bosc à Sonia A. Aux « romances ficelées, cousues d’astuces, farcies de diables à ressort », la jeune femme préfère « les récits intimes les chroniques fragmentaires, la philosophie, les recueils d’anecdotes ». Voilà qui est dit.
Conforme à ses personnages artistes, David Bosc conserve la plume picturale de son précèdent livre. Mêlant la dilution du lavis au relief du couteau, il progresse par croquis, points serrés ou courbes molles mêlant la fantaisie noire d’un Hieronymus Bosch aux anamorphoses ovidiennes d’un Salvador Dali et à la minutie cruelle d’un Lucian Freud – lequel fait une brève apparition dans le roman. Sonia nous apparaît ainsi comme en un tableau : éparpillée et démultipliée en son Jardin des délices mental ; nue, inquiétante et torse dans son crasseux atelier freudien, ou encore en Ballerine et tête de mort du surréaliste catalan. Car Sonia A. danse. Elle vibrionne, ondule, tressaute dans un élan de déstabilisation continue ». Et dans son propre sillage, elle fait « danser le langage », c’est-à-dire qu’elle le transforme en poésie. La réflexion sur le langage amorcée par David Bosc dès Sang lié, son tout premier roman, trouve ici un nouvel écho. À l’injonction de 2005 « d’éventrer la langue pour faire brèche dans l’empire du froid » répond ici celle de la faire danser pour « charmer le serpent ». Soit expier le danger du langage se libérer de son entrave et de sa tyrannie qui assujettit, classe et sépare les êtres.
Dans la « battue de mots » à laquelle se livre l’écrivain, on se délecte alors des nombreuses trouvailles comme ces « blocs de pierre disjoints d’où jaillit la nation des graminées », cette « ligne de morse des fourmis dans la poussière » ou ces « bulles infimes de solitude » : celles des vagabonds, des amoureux et des lecteurs faisant « dans la soupe collective un ferment qui nous sauve ». Dévouée à la repoétisation du monde, Sonia A s’impose comme un double du Lenz de Büchner, autre héros du déséquilibre et de l’insoluble dissolution. Dans cette superbe nouvelle inachevée de 1835 – du reste admirée par Sonia dans son journal –, Georg Büchner, peu avant de mourir a 23 ans lui aussi, rend hommage au poète Jakob Lenz lequel fut un disciple de Kant et un ami de Goethe avant de sombrer dans la folie. Revenant sur un court épisode de sa vie, l’écrivain zurichois réinvente Lenz en chantre de « l’esprit des eaux » et de l’harmonie inexprimable qui existe en tout. II fait de lui un homme pressé de « s’enfouir dans l’univers », de s’hybrider à l’arbre, à l’animal et de plonger – c’est bien le terme, stürzen, un de ses verbes fétiches – dans la nature, l’eau claire des fontaines et, en tant que poète « dans la vie du plus humble des êtres ». Décidément un grand frère de Sonia et de David Bosc, donc.