Le Figaro, 18 février 2016, par Thierry Clermont

Les eaux troubles de la mémoire

L’auteur du Bar des flots noirs a bâti un huis clos terrible et magistral.

G. K. Chesterton l’avait bien vu : « La vérité doit forcément être plus étrange que la fiction. » Dans son nouveau roman, Olivier Rotin a joué magistralement sur les étranges parages qui séparent la vérité de la fiction, en appuyant sur les puissants remous où les deux se rejoignent, dans un aller et retour étourdissant qu’on appelle prose. Il le dit lui-même dans son épilogue : « La littérature est une tromperie sans fin. » II a donc pris soin de brouiller les pistes entre le narrateur et l’écrivain, leur regard, leur mémoire. Veracruz tout entier est d’ailleurs une réflexion illustrée de ce constat, avec un récit dans le récit, ou plutôt un récit dans les récits

Beauté fatale

Nous sommes en bordure du golfe du Mexique en 1990, dans ce port qui fut longtemps l’escale obligée entre La Havane et New York et où passèrent Maïakovski, Artaud et Breton, illustres prédécesseurs d’Olivier Rolin. Là, il a composé un huis clos cruel et enténébré qui hante ce livre vif et tranchant comme une lame.
Échoué à Veracruz, entre désillusion, alcool et souvenir d’une femme aimée et disparue mystérieusement, le narrateur reçoit par la poste quatre manuscrits écrits par quatre personnages et dont il nous livre le terrible contenu, formant ainsi un roman non pas choral mais plutôt polyphonique. Les quatre monologues tournent autour de Susana ou Susan, une beauté fatale dont le credo est « Je possède, je suis deux choses, ma beauté et ma haine », et qui livrera elle – même sa monstrueuse confession.
Trois hommes se connaissant et travaillant ensemble posent leur regard ou leurs mains sur elle. Tout d’abord Ignace, un jésuite défroqué qui se meurt d’amour pour la belle en lui récitant des sonnets de Quevedo ; ensuite Miller, le ruffian surineur, mari violent de Susana, puis El Griego (« Le Grec »), père incestueux de la jeune femme, et enfin la protagoniste elle-même. Tous œuvrent dans la même entreprise clandestine de trafic de cigares cubains à destination des États- Unis.
Au fil des pages, la tension monte, exacerbée par le cyclone qui menace, l’hostilité des eaux du port, les rumeurs accompagnant les ombres, la crasse des cantinas, l’annonce de règlements de comptes particulièrement barbares… Et enfin, le meurtre.
Qui sont ces personnages? Ont-ils existé, ne serait-ce que dans la fiction? Quelques coïncidences viennent alors bousculer ce récit gigogne. À rebours, cette noirceur est accrue par le retour des pages lumineuses sur l’amour perdu du narrateur, une jeune Cubaine héritière des Filles du feu de Nerval et de la fantasque Georgette de Soupault (Les Dernières Nuits de Paris) ; une mystérieuse à la beauté frêle, au corps svelte et au visage pointu, affirmant être chanteuse de cabaret et qui ne quittait jamais son pistolet calibre 7,65. « Chacun des moments beaux qui nous est donné est une fin en soi, une perfection dont il faut se laisser envahir comme de celle d’un tableau bouleversant découvert soudain, parmi d’autres, ternes, dans la salle d’un musée », écrit-il.
À quoi bon vouloir clarifier les eaux troubles de la mémoire ? Nous dit en substance Olivier Rolin. L’essentiel n’est pas le souvenir – refiguré par la narration – mais bel et bien sa quête et sa remontée, déformée, transfigurée, au grand jour. « Mais pourquoi les choses devraient-elles être ordonnées, emboîtées, pourquoi le temps ne pourrait- il pas rebrousser son cours comme le fleuve Alphée des Anciens, ou divaguer, pourquoi ce qui vient après ne serait-il pas la cause de ce qui précède? » Et c’est ainsi que Rolin est grand.