Le Monde des livres, 18 février 2016, par Amaury da Cunha
L’envol de Sonia A.
Londres, 1945. Le suicide d’une jeune artiste alimente les faits divers. Avec délicatesse, David Bosc restitue sa voix et son désir de liberté.
À l’origine du dernier récit de David Bosc, un fait divers lointain, de ceux qu’affectionnait Stendhal – comme un « petit fait vrai ». A la fin de l’été 1945, à Londres, Sonia Araquistain, une artiste, se suicide en se jetant toute nue du toit de l’immeuble où elle vivait avec son père, un socialiste espagnol.
Le 4 septembre, le Daily Express consacre un court article à ce drame mâtiné d’énigmes : « Personne ne sait encore pourquoi Sonia A., une artiste espagnole de vingt-trois ans, a chuté mortellement de quatre-vingts pieds, sur le pavé de Queensway, Bayswater. Hier matin, elle a passé un appel téléphonique depuis l’immeuble. Quelques minutes plus tard, elle gisait nue et mourante dans la rue. »
L’affaire n’intrigue pas seulement la presse. Toni Del Renzio, un peintre surréaliste vivant en Angleterre souhaite consacrer à Sonia un hommage collectif. Dans ce suicide, il voit un acte gratuit dont la dimension spectaculaire lui rappelle l’univers de la peinture de Paul Delvaux. Un seul poète, Georges Henein, répond à cet appel, en écrivant ce texte : « Creusez/pour que cette femme déploie l’éventail de sa chute/pour qu’elle gifle à jamais l’indolence de l’espace. »
C’est à partir de ces quelques témoignages que David Bosc a entrepris de raconter les derniers instants de la vie de Sonia. Dans son précédent ouvrage, La Claire Fontaine (Verdier, 2013), c’était aussi les moments ultimes d’une vie, celle du peintre Gustave Courbet, qui avaient nourri son récit.
Puissance visuelle
Quand on lui demande s’il a besoin d’une trame de réalité historique pour écrire, David Bosc préfère parler de « points de fixation » : « Ils vont d’abord attirer à eux d’autres éléments, de toutes sortes, avant de permettre une inversion du mouvement et fuser dans des directions dont je n’avais pas idée. Le plus souvent, ces points de fixation sont des images. » Antonin Artaud expliquait qu’il ne racontait pas d’histoire, mais qu’il égrenait seulement des images. C’est aussi l’obsession du livre de David Bosc : un texte dans lequel la puissance visuelle semble prendre le pas sur les faits. Il faut dire que son personnage est artiste, peintre.
L’écrivain, grâce à un jeu romanesque efficace et délicat, fait entrer le lecteur dans la tête de son héroïne, à travers le journal intime de celle-ci, retrouvé par son père. David Bosc ébauche la voix d’une femme, forcément lacunaire. Ce sont des éclats de langage, des descriptions de Londres, des méditations sur l’art et la littérature, des obsessions animales qui viennent nourrir son désir de création.
Le propre d’un carnet de notes consiste à montrer le tout-venant de la vie : le flux saccadé de la conscience, l’éparpillement des sensations, et une attention accrue à tous les visages du vivant. Cette conception de l’écriture que Sonia décrit comme le refus d’une « romance ficelée » intéresse bien évidemment David Bosc.
L’écrivain évoque avant tout sa méfiance de la préméditation, et il confie que la lecture peut être une activité délicieusement dangereuse, « quand on ne sait pas au-devant de quels chocs on s’avance comme à l’aveugle en lisant ». Le journal de Sonia est périlleux, tourmenté, soumis à une imprévisibilité qui donne de la puissance au texte, et méduse le lecteur : on sait que cette femme est déjà morte, et elle va mourir à nouveau.
Ce recours à l’écriture comme un exutoire a quelque chose de déchirant. Bosc réussit, par cette voix inventée, à célébrer la toute-puissance du réel en le tordant dans tous les sens, avant son ultime effondrement. À travers ce personnage, on pense à la photographe américaine Francesca Woodman – qui s’est elle-même suicidée –, engagée radicalement dans la création de ses images ; mais aussi à l’artiste Alix Cléo Roubaud qui tenait, elle aussi, en marge de son art, un journal obsédant.
« Dérégler en moi le sens de l’orientation, me soumettre au rythme, et, tour à tour, être moi-même la source de la pulsation », écrit Sonia. En lisant ce livre magnifique, le lecteur comprend que la littérature peut être située quelque part entre la musique et la danse.