La revue du praticien, 1e février 2016, par Jean Deleuze
« Vous écoutez, oui ? »
Médecine et littérature, c’est un vaste sujet. Bien des médecins, en particulier, s’y sont frottés. Pas toujours pour le meilleur, d’où notre hésitation à lire ce roman, pris un peu au hasard dans la pile des livres reçus récemment. Mais les éditions Verdier sont une belle maison avec un catalogue exigeant. Alors pourquoi pas ? Nous ignorions tout de l’auteur : « François Garcia est médecin. Il vit et exerce à Bordeaux. Le Remplacement est son quatrième roman » est-il sobrement indiqué sur la quatrième de couverture. Il ne nous a pas déçus.
Son livre est une plongée dans la France des années Giscard, encore si proche et déjà si lointaine. Un jeune médecin, Paco, vient remplacer le vieux praticien malade d’une petite localité vendéenne, dans une région de marais et de canaux qui rendent bien difficiles les visites dans des fermes figées dans le temps avec leurs occupants qui n’appellent le docteur que lorsque vraiment cela va très mal… Soucieux de marquer son action du sceau de la modernité, Valéry Giscard d’Estaing avait adopté un style destiné à frapper l’opinion publique. On se souvient des fameux dîners où le couple présidentiel s’invitait sans cérémonie chez l’habitant. Et justement il est ici question que le Président vienne dîner… Or, dans le bourg, deux familles d’honorables commerçants peuvent prétendre à recevoir l’illustre visiteur. C’est le préfet qui choisira celle qui invitera ensuite spontanément le précisent (nous avons eu récemment le remake « François Hollande prend le café chez Lucette »…). Mais voilà, les deux familles se haïssent et on ne dévoilera pas ici ce qu’est le dénouement de cet épisode tant le chapitre que lui consacre François Garcia est d’une drôlerie irrésistible ! Ou sinon Paco se consacre à ses malades. Ce n’est pas simple d’être un remplaçante pour au moins deux raisons : la première est la déception qu’affichent les patients en ne retrouvant pas le vieux médecin à qui ils sont habitués, la seconde c’est qu’un peu roublards, certains en profitent : le jeune émoulu de la faculté cédera plus facilement à certaines demandes que le vieux praticien avait su, avec le temps, canaliser… Mais le remplaçant, à qui ses collègues refilent toutes les corvées, sait faire face. Acteur par la force des choses, c’est aussi un observateur attentif : rivalités entre notables, méfiances paysannes, concurrence des rebouteux, intrigues amoureuses… Il faut savoir ménager tout le monde et être le dépositaire muet de bien des secrets. Lui-même a une histoire sentimentale un peu compliquée avec une amie, qui un moment est mêlée à une histoire d’indépendantistes basques cachés dans la région, ce qui n’est pas d’ailleurs (l’auteur nous le pardonnera…) la partie la plus intéressante du récit…
L’opiniâtre constipation
Car le vrai sujet de ce roman, c’est la médecine. On mesure ici combien, en 40 ans, celle-ci a complètement changé tout en restant la même. Un exercice que la médecine par les preuves n’a pas encore formaté, mais dont le pragmatisme d’action demeure la règle essentielle face à des patients qui vont devenir plus tard « éclairés », mais qui en attendant n’ont pas leur langue dans la poche : « Ça me fait mal ici, Docteur, et ça remonte par-là ! régularité du transit, gaz, flatulences, teneur des selles, leur fréquence, la moindre régurgitation, le moindre borborygme, ne devraient en aucun cas m’échapper et, ine fois les barrières de la confiance franchies, celles de la pudeur l’étaient aussi, ah ! dDocteur! miséricorde de mes intestins ! de vous à moi, je suis un gazeux, vous savez, ah ! docteur ! j’ai des vents, c’est horrible !! puisque j’étais digne de leurs confidences, je devais en recevoir les angoisses suscitées par les infinies manifestations de ce tube enflammé et irritable dont l’ondulation harmonieuse ne trouvait jamais au rendez-vous, je ne supporte plus huîtres, le plus petit fruit de mer, docteur ! ne parlons pas des oignons, des crudités, j’en mange deux fois et je suis au bord du gouffre ! (…) vous ai-je déjà parlé de mes coliques ? vous êtes jeune, vous ! vous devez avoir le ventre comme du fer ! la dame, le monsieur se spasmaient dans l’instant, j’ai cru mourir l’autre nuit, vrai de vrai ! mais le symptôme qui l’emportait sur tous les autres, qui assuraient au médecin débutant une carrière mirobolante, des couronnes de lauriers tressées par l’opinion publique, s’il savait en entendre les malveillantes approches, rythme, ton, nature, fréquence, degré d’invalidité, s’il savait en soulager chaque signe dans une lutte savante et sans répit, c’était la constipation, la redoutable, entêtante constipation que le corps médical, à ce stade, qualifiait d’opiniâtre, c’est simple, Docteur, j’en deviens fou, huit jours que je ne suis pas allé ! rien ne devait être épargné au jeune praticien, vous écoutez, oui ? quand je vous dis que je suis bouché ! » Comme quoi la littérature, comme la médecine, c’est aussi une affaire de style…