Livres hebdo, 26 février 2016, par Laurent Lemire
En avant, calme et droit
Pierre Vesperini relit Marc Aurèle comme un mélancolique héroïque.
On ne lit qu’au présent, c’est ce qui assure la pérennité de la littérature. Quand Marc Aurèle écrit qu’il faut prendre soin de soi, chacun y voit comme une référence ancienne aux méthodes actuelles de développement personnel qui font florès dans les librairies. Mais l’empereur n’a rien à voir avec Christophe André. Dans cette étude pointue et élégante, Pierre Vesperini explique que Marc Aurèle n’est pas le stoïcien envisagé par Pierre Hadot ou Michel Foucault. Entre les « exercices spirituels » du premier et le « souci de soi » du second, ce jeune agrégé, auteur d’un livre sur La philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron (Ecole française de Rome, 2013), ne veut pas « se laisser induire en erreur par cette impression de proximité ».
Il aborde donc Marc Aurèle en historien de la littérature et replace son écriture dans le contexte de son temps. « Lorsque les Anciens parlent de « prendre soin de soi », ils ne veulent pas dire qu’ils travaillent à devenir des sujets individuels, singuliers, des consciences affranchies du monde social. C’est nous, modernes, qui opposons un soi social à « tout ce par quoi l’on est soi », ou encore, pour le dire avec Proust, un « soi extérieur » et un « moi profond ». »
Contrairement aux injonctions des philosophes de l’existence du XXe siècle, Marc Aurèle ne cherche pas à échapper au regard social. Le travail qu’il propose de faire sur lui, comme « des remèdes contre les affects qui risquaient de lui faire perdre son sang », consiste à rester exemplaire, imperturbable, fidèle au droit comme expression de la vérité, tout en se sachant mortel. Aussi Droiture et mélancolie traduisent bien pour Pierre Vesperini cette attitude qui relève de la rhétorique et non pas de la philosophie.
L’empereur persécuteur de chrétiens, qui ne protégea pas plus les femmes que les esclaves, ne s’est jamais présenté comme le « prince philosophe » qu’il est devenu au XVIIIe siècle. Il n’a élaboré ni doctrine ni système. Il s’est contenté de se mettre en conformité avec la justice de son temps pour « mourir entouré de la satisfaction des autres » et auprès des dieux auxquels il croyait.
Dans cet essai aussi inspiré qu’inspirant, Pierre Vesperini lit Marc Aurèle en le séparant de Sénèque ou d’Epictète. Sa proposition est astucieuse. D’autant qu’il ne cherche pas la critique systématique de ceux qui ont cru au Marc Aurèle stoïcien. Mais, en le suivant, on comprend pourquoi ils y ont cru. Car dire le vrai, le juste, ce qui est beau et ce qui convient, ce n’est peut-être pas de la philosophie, mais c’est déjà le commencement de la sagesse.