L’Humanité, 10 mars 2016, par Sophie Joubert
Sonia A., comme un cheval au galop
Après son livre sur Courbet, La Claire Fontaine, David Bosc signe un roman poème sur une artiste espagnole suicidée en 1945.
De Sonia A., il ne reste qu’une photographie, publiée à sa mort par le Daily Express. L’artiste espagnole, âgée de vingt-trois ans, s’est jetée nue par la fenêtre, à Londres, le 3 septembre 1945. C’est dans les carnets du poète surréaliste Georges Henein que David Bosc a découvert cette histoire et la volonté des artistes de l’époque de rendre hommage à la défunte, en réponse à « l’abjecte coutume anglaise » selon laquelle la justice intentait un procès aux suicidés. De ce fil ténu, David Bosc a tiré une inépuisable matière à fiction, ouvrant grand ses sens pour faire le portrait d’une artiste incandescente.
« Mourir et puis sauter sur son cheval » est une citation du poète russe Ossip Mandelstam. Sonia A. est une amazone qui n’a peur de rien, surtout pas de sa propre mort, qu’elle met en scène comme une œuvre d’art. La vie est ailleurs, dans la transe magique de la poésie. La scène d’ouverture est onirique et théâtrale, loin des plats comptes-rendus faits par les journaux. Une fille nue, à la chevelure enflammée, enjambe une fenêtre et se jette dans le vide. « Nous ferons avec les oiseaux une race d’immortels», lance-t-elle à son père médusé. Nous sommes à Londres, la guerre qui vient de s’achever a laissé des cicatrices béantes dans la ville. C’est le père de Sonia, Luis, qui entre le premier dans l’atelier et dans l’intimité de sa fille, découvrant poèmes et dessins, une œuvre de chair et de sang cheminant vers l’abstraction. C’est aussi lui qui découvre le journal de Sonia, écrit serré dans les marges d’un roman de gare.
Ce manuscrit trouvé, avec ses pages arrachées, ses lignes biffées, son écriture parfois illisible, constitue l’essentiel du livre de David Bosc. Proche de la poésie, son écriture sensuelle, vive et nerveuse comme un cheval au galop que David Bosc a découvert cette histoire et la volonté des artistes de l’époque de rendre hommage à la défunte, en réponse à « l’abjecte coutume anglaise » selon laquelle la justice intentait un procès restitue la voix de Sonia A., jeune fille élevée chez les « libres enfants » de Summerhill, l’école libertaire fondée par Alexander Neill, étrangère dans un pays où les gens sont « les plus adroits pour s’éviter ». Alors que la paix est revenue, comment rester en accord avec soi -même, pousser les murs et assouvir sa quête d’absolu? Qu’est-ce venter des formes nouvelles? Forcément fragmentaire, sonore et charnel, ce journal est celui d’une métamorphose, d’une deuxième naissance, l’invention d’une artiste par elle-même pour repousser toujours plus loin les limites imposées aux corps et aux esprits. « Faire un pas supplémentaire », écrit Sonia, en réponse à ceux qui la croient folle, « un pas au-delà, un saut, hors de la chose et de la cadence ». Ses contemporains se nomment Gertrude Stein et Lucian Freud. On pense à la Danse de la sorcière de Mary Wigman, pionnière de la danse contemporaine. Sonia aime, peint, dévore les livres et les corps, transgresse. Elle a choisi de mourir pour prendre son envol, hors de « l’effarant tic-tac de la marche du monde ».