L’Humanité, 17 mars 2016, par Jean-Claude Lebrun

L’affaire a commencé en 1980. Trois volumes, un par décennie. Et donc ce quatrième, cinq années seulement, mais tout aussi substantiel. Comme si, le temps avançant et les troubles de santé s’installant, il fallait tenter de confier plus encore de l’incessante rumination aux pages du carnet. Parvenu au prix d’un intense effort à s’arracher de l’antique maudissure du désert central, puis devenu professeur, écrivain, intellectuel de ce temps, le Corrézien de Gif-sur-Yvette n’en finit pas en effet de s’étonner et d’essayer de tirer au clair cette sortie de la voie ancestrale. Dévorant pour cela des masses de livres savants, interrogeant sans relâche la littérature et l’art, multipliant les interventions publiques. Et toujours rédigeant ces textes et ces œuvres tellement précieux pour notre intelligence du monde.
Le même souligne pourtant, page 677, la prégnance du « cadre rigide, quasi carcéral, de la vie (qu’il) mène depuis 1966 et qui consistent à travailler toujours, à tenter de comprendre un peu ce qui a pu (lui) arriver ». Malgré l’activité intense et multiforme dans une foule de lieux proches et lointains, c’est bien une sensation d’immuable répétition, comme conformée à une règle non écrite, qui se dégage au long de la prenante lecture. Rituel des heures et des jours, des occupations, des déplacements en RER ou TGV, des activités domestiques, pédagogiques, littéraires et artistiques, des promenades avec Cathy – la Catherine du premier roman –, des visites à la maison de retraite jusqu’au jeudi 12 novembre 2015 où s’éteint « Mam », sa mère… Et toujours la douleur d’être et la noirceur de la vision, celle-ci augmentée des effets de l’ébranlement de l’espérance historique à la fin du dernier siècle. Pierre Bergounioux, sans renoncer à mettre de l’ordre dans tout cela, puisqu’il faut continuer de donner sens à ce qui advient et ne pas lâcher l’objectif d’universalité que, depuis l’origine, il s’est fixé, ne cesse maintenant d’évoquer le terme de l’aventure, ces alertes répétées agissant pour lui comme les Vanités de la Renaissance. La Melancolia d’Albrecht Dürer ou le Saint Jérôme du Caravage pourraient assez bien figurer sa complexion méditative et sa répulsion au « divertissement ». Aux ultimes lignes du carnet, il revient sur les « trouées » qui eurent lieu dans son ciel uniformément bas et le gain de « discernement » qui s’ensuivit. Pour lui sans doute, mais tout autant pour celui qui s’immerge dans l’épais volume.