artpress, 1er avril 2016, par Emmanuel Tibloux
L’expérience de la culture est toujours une expérience du temps. Pour nous les très tard venu-e-s, femmes et hommes occidentaux du début du 21e siècle, qui arrivons après les grandes méditations sur le temps du siècle précédent (de Proust à Heidegger, en passant par Joyce, Bataille ou Pasolini), cette expérience est plus intense et plus complexe qu’elle ne le fut jamais En cause, le développement et la reconfiguration du champ culturel, d’abord, selon les logiques de production et de diffusion à grande échelle des industries culturelles, puis, selon l’immédiateté, la simultanéité et une accessibilité généralisée aux données offertes, plus récemment, par l’Internet. De là une espèce de vertige quant à la culture et une interrogation inquiète quant à notre situation dans le temps, qui font l’expérience contemporaine. Le premier mérite du livre de Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, est de s’arrimer à cette expérience, à ce vertige et cette interrogation essentielle, et de s’en saisir à travers la notion clé, aussi empirique que problématique, de contemporain Rappelant la distinction, établie par Vincent Descombes, entre une conception « épochale », qui situe le contemporain dans un enchainement historique, à la suite de l’époque moderne, et une conception « modale », qui fait du contemporain une catégorie a la fois méta et transhistorique, « un mode d’être au temps », l’ouvrage semble d’abord opter pour la première acception avant de livrer in fine une manière de synthèse en identifiant le contemporain à un dépassement critique de la représentation historique moderne. Publié chez le même éditeur que l’Objet du siècle de Gérard Wajcman, qui proposait une grande enquête sur le 20e siècle, il expose à son tour une ambitieuse recherche sur le temps appelée à faire date. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, dans la tradition du premier modèle historiographique, l’historia d’Hérodote, qui signifie littéralement « recherche, exploration » et qu’on ne traduit plus aujourd’hui par « histoire » mais par « enquête », en pointant l’articulation étroite de considérations géographique, historique et ethnographique au sein d’un ensemble qui s’étend dans l’espace comme il s’étire dans le temps.
Comme le laisse entendre le sous-titre du livre, Lionel Ruffel fait ici œuvre d’explorateur et de cartographe. L’exploration est conduite en six stations, à chacune desquelles correspond, appréhendé à travers ses coordonnées spatiaux-temporelles, un champ d’émergence, de problématisation et d’effectivité de la notion : du Centro de Expresiones Contemporáneas de Rosario en Argentine, où se formule de façon exemplaire, au début des années 2000, la question du contemporain dans le champ de l’exposition ; à Santiago du Chili, où est publié, en 2011, l’ouvrage collectif ¿ Qu’es Io contemporáneo ? Actualidad, tiempo historico, utopias del presente, à partir duquel Ruffel analyse la façon dont le paradigme archéologique vient aujourd’hui concurrencer le paradigme historique dans l’analyse temporelle des phénomènes. Une double cartographie se trouve ainsi esquissée. L’une, géographique, montre comment la conception occidentalocentrique du savoir et de la culture se voit aujourd’hui débordée de toutes parts, par des initiatives pratiques et théoriques qui se multiplient sur les autres continents, en Inde, en Asie et en Amérique du Sud L’autre est épistémique, qui s’emploie à prendre la mesure d’un ébranlement considérable de nos représentations dont les effets seraient lisibles en plusieurs zones du savoir et de la culture : « l’exposition, les médias, la littérature et la publication, les controverses sur l’art et la culture, l’institutionnalisation, l’histoire et l’archéologie ».
Indécidabilité
Ce parti pris méthodologique est le second mérite du livre. Outre qu’elle permet de traverser toute la bibliographie occidentale du contemporain, depuis le fameux viatique de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, jusqu’aux réflexions sur le moderne, le post-moderne, le présentisme et l’anachronisme de Jürgen Habermas, Bruno Latour, Jean-François Lyotard. François Hartog et Georges Didi-Huberman, en l’enrichissant de tout le corpus des post-colonial et cultural studies, la méthode de l’enquête permet de déjouer les risques d’hypostase et de substantialisation d’une notion qui, par essence, met à mal tout substantialisme. Favorisant une approche extensive et effective, elle s’avère parfaitement accordée à la nature indicielle du contemporain qui, tel le vent ou la fumée, ne se laisse pas saisir en tant que tel mais seulement appréhende à travers ses effets de perturbation et de brouillage. Ce sont ces effets sur nos cadres de représentation, hérités de la modernité, que traque Ruffel, jusqu’au plus fondamental d’entre eux notre saisie même du temps, qui n’obéirait plus, selon sa thèse principale, à la logique historiciste et moderne de la distinction et de la séparation mais à celle, archéologique et contemporaine, de l’indistinction et de la cotemporalité. Autant que face à l’hypothèse passionnante d’un changement de paradigme, c’est face à l’indécidabilité des temps présents et à venir que nous laisse à la fin le livre, fidèle en cela à l’origine incertaine de son titre, ce brouhaha dont on ne sait s’il provient d’une interjection attribuée au diable et destinée à inspirer la terreur, ou d’une forme dévoyée d’une expression hébraïque signifiant « béni soit celui qui vient ».