Le Monde des livres, 8 avril 2016, par Roger-Pol Droit

Comment repenser le collectif ?

Économiques, sociales, politiques, existentielles, religieuses, toutes nos crises ont sans doute un commun dénominateur, rarement mis au centre des réflexions. Malaisé à dénommer, il semble évident dès qu’on commence à le thématiser. « Panne du collectif » est un de ses noms possibles. Certes, nous savons toujours vivre à plusieurs, mais juxtaposés, côte à côte et connectés – ce qui ne constitue pas un « nous » vivant, tant s’en faut. Beaucoup se replient sur des identités locales – tribus, communautés, cercles fermés.

Ces survivances et résurgences de collectifs en voie de disparition confirment que quelque chose est effectivement grippé. Le collectif paraît atone – sans valeur ni représentation. Donc sans désir ni ressource. S’efforcer de le penser devient donc une tâche urgente – difficile, cela va de soi, mais indispensable.

C’est pourquoi on lira avec intérêt la tentative du philosophe Gilles Hanus pour éclaire ce qu’il appelle « l’épreuve du collectif ». À quel prix un individu s’inscrit-il dans un ensemble qui le dépasse ? Quelles conditions la construction d’un « nous » doit-elle remplir pour n’être pas illusoire, donc décevante ? Telles sont les interrogations de départ de ce bref essai, qui se distingue par un style incisif et tranchant, dense, presque abrupt.

Gilles Hanus inscrit sa réflexion dans le sillage des philosophes Emmanuel Levinas (1906-1995) et Benny Lévy (1945-2003) et de ses dialogues avec Sartre, auxquels ses précédents livres ont été consacrés. Cette fois, c’est en son nom propre qu’il avance avec eux. Et ce qu’il dit sonne juste.

Car il tente de penser à la fois la solitude indépassable inhérente à toute existence humaine et la rencontre avec l’autre dans le dialogue, indispensable à la constitution de toute pensée authentique. La philosophie se tient dans cette tension entre solitude et face-à-face, qui traverse aussi, différemment, économie et politique.

Singularité des individus

Si le collectif constitue réellement une épreuve, c’est qu’il est possible – et même de plus en plus fréquent – d’être ensemble sans constituer un véritable nous ». Et, si le « nous » se durcit, se construit contre les autres, instaure l’étranger en ennemi, alors la guerre se profile et bientôt s’installe. Pour Gilles Hanus, une issue réside dans la construction de collectifs restreints, fondés sur la singularité des individus. Ces paradoxales « communautés d’étrangers » seraient « des configurations d’uniques » : on n’y mettrait en commun rien d’impersonnel ou d’abstrait, chacun partagerait ce qu’il a de singulier.

On imagine aisément un collectif de ce genre comme un groupe d’étude, un cercle d’amis animés par un respect réciproque. Les membres sont capables de faire servir leur intelligence à la croissance d’un « nous » qui n’annule personne et incarne chacun. En revanche, il est beaucoup plus difficile de concevoir comment ce modèle s’appliquerait à grande-échelle, dans le États-nations ou les entreprises.

À partir de ce constat, des conclusions opposées s’envisagent. Soit on décrète que pareilles analyses sont des fables : les philosophes se les racontent, mais elles sont sans rapport avec le réel. Soit on se dit que les points de départ sont judicieux, mais qu’il reste une longue route à faire dans cette direction. Je choisis sans hésiter cette dernière option.