Le Matricule des anges, avril 2016, par Christine Plantec

Rêverie savante

« J’entre dans la caverne. Je n’ai ni lampe, ni torche. Le noir est total, sans outrenoir. On n’y voit rien. » Ainsi commence le dernier opus de Jean-Jacques Salgon : dans une pleine obscurité. L’antre obscur, c’est la grotte Chauvet que l’auteur a eu la chance de visiter deux heures durant, un matin d’août 2004, moment qui tient pour lui du « rêve éveillé et (de) l’éclat d’une grâce ». Néanmoins, Parade sauvage renonce au récit des 120 précieuses minutes à l’intérieur de la grotte, désormais interdite au public, pour privilégier la manière dont ces minutes infusent et se perdent dans les méandres de la pensée et de la mémoire. Or si la caverne dans laquelle nous pénétrons est à entendre dans son sens le plus littéral, l’obscurité à laquelle on est confrontés est autant celle qui nimbe l’espace entier de la grotte que toute l’ignorance qui entoure les dessins pariétaux. Quoi penser de ce bestiaire dont la beauté et le naturalisme sont tout simplement époustouflants ? Comment comprendre toutes ces œuvres d’Aurignaciens qui, remettant en cause tout ce que l’on croyait, nous rappellent que nous ne disposons d’aucune interprétation stable, que nous ne savons tout simplement rien sur l’origine de l’humanité ?

Dans un premier temps, Salgon tente de percer le mystère de Chauvet en s’appuyant sur de nombreuses lectures et sur une méthode expérimentale qu’en tant que physicien il connaît bien : émettre des hypothèses, les confronter au réel et chercher à les valider. « (…) j’emprunte aujourd’hui les chemins du savoir. J’ai sans doute la naïveté de croire que de savoir un peu plus que ce que je vois me permettrait enfin de mieux voir ». Tout est là.

Pourtant, loin d’enchaîner les causes et les effets ou les références d’autorité, l’auteur choisit d’avancer dans la grotte porté par la certitude que pour cela, il doit « se rapprocher d’une certaine sauvagerie animale ». C’est probablement à cet instant que le récit franchit un saut qualitatif : en abandonnant le savoir savant, le texte gagne en autonomie, il gambade, ricoche et s’en remet au principe tout aussi productif de l’analogie. Ainsi passe-t-on de L’aurochs de l’époque aurignacienne au taureau de l’arène contemporaine. Du rapport de l’homme à l’animal sauvage de la préhistoire à la sauvagerie moderne des hommes vis-à-vis des autres hommes. Des origines de l’art pariétal à l’atelier du peintre Claude Viallat. Les idées s’entrechoquent, elles élaborent des pistes et reviennent sans cesse aux parois de la grotte Chauvet qui semblent résister à toutes tentatives d’explications dans le même temps où elles stimulent l’imaginaire. « Cet aurochs semble projeté vers l’avant: on dirait qu’il tend le cou et tente d’arracher le reste de son corps (qui n’est pas figuré) à la roche » ou encore « On assiste à une naissance, à l’apparition de la vie et du mouvement au azur même de la matière inanimée ».

Parade sauvage est le récit de cette expérience des contraires, et si dès les premières pages Salgon affirme que « les grandes fresques animalières de Chauvet sont un chant à l’humanité, à une humanité ayant déjà pris conscience d’elle-même et de ce fait même plongée parmi le monde vivant dans la plus grande solitude », on peut se demander si cet arrachement primordial n’est pas le fait de tout homme.