Le Matricule des anges, avril 2016, par Thierry Cecille

Le livre de la mère

Aux pieds de la mère morte souffre le fils survivant. Du fond de cet abîme Emanuele Tonon chante une déploration.

« Stabat Mater dolorosa / Juxta crucem lacrimosa / Dum pendebat Filius »  ̶  « La Mère, pleine de douleur, se tenait / près  de la croix, en pleurs /alors que le Fils était pendu la ». Depuis que Jacopone da Todi, le bon Jacques, disciple de saint François, écrivit ce poème au XIIIe siècle, la liturgie chrétienne accompagne dans ses pleurs cette Mère douloureuse. De Pergolèse à Poulenc, les chœurs des églises entendirent résonner cette plainte. Les images, également, l’ont fixée dans notre mémoire : songeons par exemple à Pasolini donnant à sa propre mère ce rôle  ̶  tragiquement prémonitoire pour elle  ̶  dans son Évangile selon saint Matthieu. Nul doute qu’Emanuele Tonon ne soit obsédé par cette séquence sacrée, lui qui de 19 à 26 ans se crut destiné aux ordres, novice au couvent franciscain de Spello. Sans doute, quand elle était vivante, sa mère ne cessait-elle de se désoler sur son fils qui, faute de savoir vivre, se rapprochait toujours davantage de la mort, sans doute retenait-elle ses larmes, ou les cachait-elle. Mais aujourd’hui c’est elle qui est morte, et c’est le fils qui tente de se tenir debout – mais s’effondre dans la souffrance, et gémit.

« Fils au pied de la croix sur laquelle tu es clouée » : Emanuele Tonon s’adresse, tout au long de cette centaine de pages, a cette mère dont le corps a été enterré mais dont l’âme, espère-t-il, peut l’entendre. Il répète, presque à chaque page, « maman », « mon amour », ma « maman-pélican », « maîtresse parfaite des cafetières » : on ne peut s’empêcher alors de penser à une semblable litanie dans Le Livre de ma mère d’Albert Cohen. Chez Tonon comme chez Cohen s’exprime le même remords de n’avoir pas assez aimé, de n’avoir pas su glorifier, quand elle était encore vivante, l’amour de la mère – car le fils, lui, se contentait de demeurer confiant et confit dans son égoïsme. Tonon voudrait maintenant lui offrir cet hommage en forme de déploration : « Ceci veut être un chant, mon amour, Je ne veux plus raconter. Ce n’est plus possible de raconter le monde et la vie. Je veux chanter pour toi, pour toi seulement. » Mais le récit s’impose malgré tout, car il est nécessaire de dire ce que fut la vie de cette femme : comme le fait Erri de Luca dans certaines de ses œuvres, Tonon tente d’approcher avec d’humbles mots une existence humble, sinon humiliée, modeste, minuscule même. La mère ne fut qu’une « créature traversière », « esclave dès (son) plus jeune âge », « la petite repasseuse idéale, la fillette maigrichonne à la vaste poitrine pulpeuse, proie du « monsieur » qui t’a prise par-derrière, te fermant la bouche, me giclant de ses couilles poilues, me balançant dans ton ventre après ses quatre coups de bijoutier ». Ayant quitté son village natal de Calabre pour trouver à Naples une vie meilleure, elle devra s’exiler à l’autre extrémité de l’Italie, dans cette Gorizia proche de la frontière slovène. Mais le fils qu’elle s’entêta à garder avec elle – alors que des bonnes sœurs se seraient bien chargées de le confier à des mains plus luxueuses – ne saura lui apporter, en échange de sa perpétuelle affection, que peurs et tourments. Emanuele Tonon, en même temps qu’il redonne vie à celle qui n’est plus là pour veiller sur lui, se livre à une confession douloureuse, un autoportrait où la flagellation domine. Pseudo-mystique renfermé sur ses questionnements inaboutis, solitaire réduit à la masturbation, alcoolique invétéré, il vécut dix ans à ses côtés – et, avoue-t-il, n’était pas même capable de se servir d’une machine à laver. Même lorsque son premier roman parut (nous attendons qu’il soit traduit), il ne sut pas jouer le jeu : « J’étais le petit singe détraqué, celui qui ne montrait pas sur commande son petit cul violacé ». C’est qu’il appartient, comme sa mère, à une race qui est en même temps un destin, la race des … sans dents : « Il est bon que les bouches des pauvres soient délabrées, il est bon qu’il y ait ce signe distinctif, cette marque apocalyptique pour distinguer les pauvres des riches » accuse-t-il.

Ils eurent, donc, la mère et le fils, la même vie : « celle d’êtres ébahis ou rossés ». Elle a quitté ce monde, il n’a plus qu’un désir : la rejoindre enfin.