Le Matricule des anges, avril 2016, par Richard Blin
La perte et le savoir
Dans le nouveau tome de son Journal (2011-2015), marqué par l’amer et le noir, c’est d’un sang d’encre que Pierre Bergounioux continue à rendre compte de la prose des jours et de la prévalence du passé au détriment du présent.
Fruit du besoin de fixer, de sauver quelque chose de ce qui s’est passé, le quatrième volume du Carnet de notes de Pierre Bergounioux livre le registre tenu des jours qui se sont écoulés du 1 cr janvier 2011 au 31 décembre 2015. C’est l’odyssée en mineur d’un homme qui essaie de mettre un peu d’ordre dans le cours heurté, souvent difficile et douloureux, du temps qui passe. Il s’y fait le greffier de ses journées, montrant l’homme qu’il est, à la tâche, dans sa vie de famille, dans sa vie professionnelle et dans son travail d’écrivain. Là où ses livres recomposent le temps, se rapportent aux lieux et aux jours du passé, les notes du Carnet se rapportent à la vie immédiate, à ce qui consume le présent ou le tresse en continuité existentielle. Un présent enténébré par la crainte de voir son cœur s’arrêter ou se rompre. « La mort pinçait Montaigne aux reins, elle me broie la poitrine. » C’est qu’il est la proie de vertigineuses poussées de tension, de violentes palpitations, de fortes oppressions thoraciques accompagnées de sensations de mort imminente. Des ennuis cardiaques dont il va découvrir qu’ils sont d’origine génétique, et donc sans remède, et qui, conjugués à la tristesse de l’âge – il est né en 1949 – forment la basse continue et obsédante de ce journal.
Des notes qui, comme tout ce qu’écrit Bergounioux, procèdent d’un désir d’élucidation. Il s’agit de dire, ici, ce qu’est très concrètement l’affaire de vivre, avec tout ce que cela implique de réalités aussi banales que les tâches domestiques, les petits embarras matériels, les préoccupations familiales, ou encore les complications provoquées par les retards récurrents du RER pour se rendre aux Beaux-Arts de Paris – où il enseignera jusqu’en mai 2014, date de sa mise à la retraite. De nécessité aussi, comme la visite quotidienne à sa mère qui, après un AVC et une fracture du bassin, a dû quitter Brive pour une maison de retraite médicalisée. De rituels enfin comme les promenades, les sorties chez les bouquinistes ou les marchands d’art africain, sans oublier les voyages entre l’Essonne où il habite et la maison familiale de sa femme en haute Corrèze. Et puis il y a le travail, les cours à préparer, les réunions, les mémoires à corriger, les oraux à faire passer, les candidats à sélectionner, sans parler des conférences, des causeries – sur Flaubert, C. Simon, Rousseau, Cingria, Bourdieu, Barthes … – des articles, des entretiens, des émissions de radio, des films, des colloques, des préfaces, des épreuves, elles aussi à corriger… Constamment sollicité, il ne refuse jamais. D’où son épuisement et son obsession principale, qui est le temps. « Il m’a toujours manqué. Je ne l’aurai jamais. »
Et pourtant – fidèle à une règle qui date de ses 17 ans, et qui veut que « chaque seconde de la matinée » lorsqu’il en dispose, soit employée à étudier, « à avancer un peu » – il se lève très tôt chaque matin pour se mettre à « la table de peine » afin, encore et toujours, de lire, clarifier le crayon à la main, « des faits qui, pour (lui) être obscurs, traversent, gauchissent la conduite de (sa) vie ». L’objectif est toujours le même : éclaircir toutes les questions qui l’ont tourmenté dans son jeune âge, et pour lesquelles il n’avait pas de réponses, « faute d’intelligence, d’expérience, de temps, de liberté, d’aide, de livres appropriés ». Car contrairement à ceux qui adoptent « une posture d’esthète vis-à-vis du matériau verbal hors de toute référence à la vie réelle, au monde social à eux-mêmes » (de Blanchot, par exemple, il dit détester « son mysticisme, son emphase, sa pensée d’appartement, sans dehors, sans objet véritable »), Pierre Bergounioux revendique la fidélité du texte au monde vécu. Il doit en être son reflet, son écho. Alors, depuis qu’à l’internat, il a découvert la culture lettrée, « sa richesse, son étendue, sa pénétration, ses clartés, son intérêt vital », autrement dit depuis qu’il a compris qu’il pouvait comprendre, échapper à « l’hérédité ténébreuse », il ne cesse de lire « comme un cheval emballé ». Parce qu’il aimerait tout connaître de ce qui peut se savoir. Donc il lit de la philosophie, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire, des ouvrages traitant des sciences de la vie et de la terre, de la littérature, bien sûr, des récits de voyage, des travaux philologiques… Tout ce qui lui semble nécessaire pour donner langage aux énigmes de l’enfance, aux événements du passé restés en attente d’un sens et d’une intelligibilité. Une manière pour lui d’acquitter symboliquement une dette, en donnant à ses ancêtres – qui vivaient sans savoir ce qu’ils étaient ni ce qui en était de leur condition d’êtres prisonniers des représentations collectives et des structures mentales allant avec les assises géologiques de leur province natale, « inculte, hirsute, cabossée, pauvre ». « L’arriération, l’ignorance et, avec ça, l’incuriosité, le petit contentement et cet accent guilleret, chantonnant. J’ai failli en crever. C’est à briser les chaînes dont j’étais chargé, d’emblée, que ce sera passé le restant de mon âge. C’est à cause de ça que je n’ai plus rien fait que trimer comme un esclave. »
Tout ce travail de remémoration interprétative, qui est retour du perdu dans sa perte même – et que n’interrompt que la confection de compressions de papier kraft ou le travail du fer – le « plaisir de fabriquer quelque chose de palpable », en ramenant à la vie quelques bouts de ferraille ou en réalisant des imitations de masques africains ou des faces de reliquaire – s’il est lourd de souvenirs que l’âge rend déchirants, ressuscite aussi des instants de splendeur, des heures de grâce, « l’élémentaire bonheur d’exister ». Mais c’est désormais dans le gouffre du temps que sont exilées toute joie, toute révélation, toute espérance.
« Ce qui me tient lieu d’existence se passe à interroger le passé au lieu de vivre, de le prolonger. » La discordance du temps intérieur et du temps extérieur, les soucis de santé, la souffrance physique qu’entraîne la conscience de la finitude (mort de Mitch, son « double en miroir », son quasi-frère jumeau, puis celle de sa mère – « je me croyais prêt à cette éventualité et n’en suis pas moins frappé de stupeur. ») embrument peu à peu les pages de ce Carnet. Le retour à Brive, où il est né, devient un voyage chez les morts et les promenades corréziennes autant de crève-cœurs lui parlant des années mortes, des disparus, du bonheur perdu. Pire même : « Je constate que je ne parviens plus à admettre que telle fut jadis, la réalité. ( … ) C’est désormais comme un livre que nous aurions lu, un rêve que nous aurions fait. » Quant à la société des vivants du monde d’aujourd’hui, elle le déconcerte. « J’ai fait des livres toute ma société ou presque et oublié à quoi ressemblait le monde des vivants. » Il ne supporte plus la sottise, la suffisance à toute épreuve, l’agressivité, la vulgarité de ceux, jeunes ou moins jeunes, qu’il est appelé à croiser. « Je ne me fais pas à ce cynisme, cet individualisme imbécile, cette immortalité, cette nouvelle humanité. » Il se sent étranger au présent, à un monde où il a vu mourir « cette chose immense qu’était le socialisme réel » celui qui « était vivant » quand il est né. Un monde où il assiste à la montée du FN – « C’est la faute du Soviet suprême, des erreurs qu’il a commises, des crimes qu’il a perpétrés. Il a tué l’espoir, muré l’avenir. » –, un monde où Paris vient de se trouver ensanglanté par des attentats. « Quels monstres ont grandi parmi nous et sortent des ténèbres ! »
Un Carnet de notes qui est le Journal d’un homme en quête d’un impossible apaisement. Avec, quand même, quelques moments lumineux comme les hommages régulièrement rendus à la « demoiselle mandchoue», à la fée « farouche et belle comme au premier jour », à l’épouse qui le laisse stupéfait « qu’elle veuille bien souffrir, depuis un demi-siècle (son) triste voisinage ». Plus de mille deux cents pages qui se lisent comme un feuilleton tant le souci de l’exactitude, la clarté distinctive de l’expression, l’art de croiser les livres et la vie, confèrent aux êtres, aux faits, aux situations rapportées, une littéralité qui, gommant l’écart entre l’acuité de la perception et la prise de conscience de ce qui se passe, nous les rend particulièrement proches. On se prend à attendre la suite des événements, à souhaiter avoir vite des nouvelles d’un de ses proches suffisant, à espérer qu’une analyse donnera de bons résultats, tant Pierre Bergounioux sait faire de son trajet individuel, de son expérience singulière, la mesure de ce qu’il y a d’universel dans toute vie : le travail du temps et l’expérience de la perte.