Zibeline, avril 2016, par Marion Cordier

Le temps, le corps et le monde

Entre les deux il n’y a rien et Lisières du corps, deux livres avec force, souffle et faconde que nous livre l’écrivain Mathieu Riboulet.

«Le sexe, ça n’est pas séparé du monde »

Entre les deux il n’y a rien parcourt une décennie (1968-1978) pendant laquelle l’auteur-narrateur passe de l’enfance à la maturité et découvre, de manière indivisible, simultanée, la naissance du désir et d’une conscience politique, avec tous les espoirs et les désillusions que cela suscite : la joie spontanée, sensorielle, amoureuse, obstruée par le déclassement social vécu quand on est homosexuel, quand il faut composer avec une hostilité ambiante qui met en état d’alerte, change indéfectiblement sa vision du monde, fait émerger la rage de «mettre cul par-dessus tête» les mécanismes de l’injustice et du plaisir ; la violence des États dit « légitimes » : en France, en Italie, en Allemagne, et celle des mouvements d’extrême gauche engagés dans la lutte armée, qui précisément questionnent ces régimes nés de la seconde guerre mondiale et plongés dans la spirale fallacieuse de l’économie capitaliste. Mathieu Riboulet sort ici de l’inutilité, de l’oubli, les militants qui ont payé de leur vie ; il énumère les corps tombés, revient sur les événements, tournant comme en boucle la tragédie, la martelant, faisant sienne et leur et de manière filée la métaphore du chien dans toutes ses acceptions : « chien errant, chien galeux, traiter, abandonner, mourir comme un chien.» En flash forward, il annonce aussi les morts à venir, emportés par le sida : le narrateur a 18 ans en 1978, et seulement 5 ans de liberté sexuelle devant lui, 5 années au gré de l’instinct avant d’être rattrapé par cette épidémie mortifère qui frappera Martin son proche ami/amant de jeunesse, renié par ses parents.

Pour l’auteur, l’écriture libère de la confusion, permet l’ordonnancement d’une pensée à tout-va ; elle dit aujourd’hui ce qui émergea alors politiquement et corporellement en lui de façon limpide, mais qu’il n’était pas encore capable de formuler ; elle questionne le désarroi d’arriver dans la force de l’âge et de ne pouvoir, à peu de choses près, un léger mais fatal décalage temporel, se saisir des grands enjeux dont il rêvait précisément de se saisir.

Entre les deux il n’y a rien résulte d’un projet très ancien devenu nécessité ; il précède, dans sa force et son essence Prendre dates, qu’il rédige avec l’historien Patrick Boucheron au lendemain des attentats de janvier 2015 dans un souci de retenir le temps, quand l’émoi individuel rejoint le collectif dans la sidération de l’instant.

« Nos désirs sont innombrables »

Entre les deux il n’y a rien et Lisières du corps paraissent en 2015 de manière concomitante. Lisières du corps est un autre versant : rédigé après le premier, ce livre s’en distingue par la matière et la forme, se fait échappée belle, respiration, calme après la tempête. Six courts textes le composent, six contemplations des corps, de la vie à la mort, dans la suavité, la précision, la poésie, l’évidente fluidité des mots. Des corps de peau de muscles de nerfs de sang et de sexe, désirés sans être pris, qui s’offrent, s’abandonnent et déploient leur splendeur. Des corps croisés aux bains ou dans la rue, qui dealent ou qui se vendent, dont le regard se saisit et n’en démordra plus. Plus avant dans le texte, des corps dans le plus cru d’une étreinte multiple. Ou bien le corps à corps des acrobates lancés en l’air et ne faisant plus qu’un; la photo d’un homme torse-nu, à l’arrière-plan une combe pyrénéenne dont il est à la fois l’épaisseur et la courbe ; et-le corps de Ljubodrag, gisant, mais avec quelle clarté ! On trouve au creux du texte des parenthèses qui n’en ont que le nom, un rythme qui ne suspend pas son vol, le flux et le reflux d’une langue à vous couper le souffle. En décrivant ainsi, au plus près, au plus juste de l’œil et du toucher, Mathieu Riboulet met des mots sur ce qui ne s’exprime pas par le langage, fascine, apaise, traverse le lecteur presque instantanément, de part en part.