Le Magazine littéraire, février 2009, par Jean-Baptiste Harang
Et René fila à l’hollandaise
Le tour du monde en quatre‑vingts jours, on sait depuis 1873 que c’est possible. Le record a été battu depuis, même si la situation ne s’est pas améliorée. Deux mille ans d’histoire et de géographie occidentales en cinquante pages, voilà qui est fait, par un maître de l’accourci, Pierre Bergounioux, qui est aussi bien capable de faire long, mais c’est une autre histoire, que l’on a déjà racontée. Il ne faut pas confondre fulgurance et précipitation : « Pendant que Pompée guerroie en Espagne, Crassus contre les Parthes, vers la Perse où il périra, César obtient le proconsulat de la Gaule cisalpine et de la Narbonnaise. C’est alors, en – 58, que débute la période agitée qui prendra fin, deux mille ans plus tard, à la libération de Paris. » Nous n’en sommes qu’à la page 9, et tout est dit.
Entre ces deux dates, de simples péripéties essentielles dont il faudra bien entendre quelques mots magistraux qui vous dressent à main levée une carte des idées et des choses avec l’assurance d’un prestidigitateur qui aurait l’oreille des dieux, le droit de refaire la bataille après coup et le culot de dévoiler ses trucs. Un livre si court, qui se lit comme l’éclair, ne se laisse pas résumer, encore moins réduire. Au moment de le refermer, il semble si riche, peuplé de démonstrations impeccables, d’érudition joviale qu’on se demande comment tout cela a bien pu y tenir, un peu comme un sac à main qu’il ne faut jamais totalement vider de peur que tous ces trésors soient trop nombreux pour y retourner. Sauf qu’ici ni poudrier ni poudre aux yeux, des Shakespeare, des Cervantès, des Kant… Et un Descartes. René Descartes est le héros du livre, son aventure lui donne son titre, cette Chambre en Hollande est la sienne même s’il en eut plusieurs, mettons celle de Leyde. Car la question qui turlupine Bergounioux au point d’y répondre par un livre entier est celle-ci : « On s’explique assez mal qu’un Français confie un manuscrit à un imprimeur hollandais, encore moins qu’il se soit établi aux Pays‑Bas depuis huit ans quand sa seule occupation ne consiste qu’à penser. Parce que rien n’est plus indifférent à celle-ci que l’endroit où l’on s’y adonne. […] Mais pourquoi aux Pays‑Bas ? », page 22. Descartes est tourangeau, bien né (il est né à La Haye, aujourd’hui Descartes, en Indre‑et-Loire), petite fortune, coureur de guerre et de postes, bientôt guéri de ces tentations, fort en maths, « il est dans sa vingt et unième année, conscient de l’ignorance qui est la sienne et décidé à s’en défaire », page 26. Va pour la Hollande, mais pourquoi ? « Il était importuné à Paris où il avait commis l’erreur de se lier », certes, mais pourquoi la Hollande ? La France ne manque pas de déserts. « Il ne s’en explique pas, c’est à nous de deviner ses raisons. » Descartes ne craint pas le monde, il sait manier l’épée et la conversation, mais son projet, son objet est « la connaissance désincarnée, impersonnelle, comme absentée, des choses, elles‑mêmes réduites à leur cause ». Le lieu de l’absence au monde sera donc la Hollande : « Il y règne une paix relative qu’on chercherait en vain en Europe occidentale […]. Papistes et sectateurs de la religion réformée s’y tolèrent mutuellement. La commodité de la vie matérielle y est au moins équivalent à celle qu’on trouve dans les grandes villes françaises. En témoigne la peinture hollandaise de ce temps », page 42. Et puis surtout il y fait froid et Descartes est incommodé par la chaleur (ce qui ne l’empêchera pas de mourir de froid, chez le roi de Suède en 1650).
Pierre Bergounioux fait prétexte de la question hollandaise pour débattre de philosophie, de la cohabitation entre l’exigence d’une pensée pure et l’encombrement d’un corps, entre une philosophie traditionnellement allemande et une pensée française. Sa Hollande est au carrefour des langues, des climats, des religions et des empires. L’auteur s’amuse avec les siècles et les pays, il joue au bonneteau sur la carte des idées, fait se croiser Proust et Joyce, un soir, au Ritz. Ou Cervantès et Shakespeare « le jour de leur mort, le même exactement, en avril 1616 ». Sauf que ce 23 avril 1616 était un samedi à Madrid lorsque mourut le père de Quichotte et un mardi, dix jours plus tard, à Stratford‑upon‑Avon, quand le grand Bill souffla sa chandelle. L’Angleterre n’admit qu’en 1745 le calendrier grégorien, que la très catholique Espagne avait installé rubis sur l’ongle dès sa création, le 15 octobre 1582, le lendemain du 4. Vite une chambre en Hollande au loin des contingences !