L’Humanité, 23 avril 2009, par Jean-Claude Lebrun

L’aventure de la raison

Faire d’une démarche philosophique le sujet d’un texte littéraire, telle est la gageure relevée par Pierre Bergounioux. Si lui-même n’y voit aucun mérite, puisqu’il affirme vivre et écrire dans un pays porté à la littérature par son histoire et son tempérament, il n’en reste pas moins que l’ambition est de taille. En quelques dizaines de pages, il n’ambitionne pas moins de restituer la figure de Descartes et raconter l’émergence d’une catégorie de la pensée et d’une manière nouvelle d’être au monde en rupture avec la scolastique : la raison. De cette matière passablement complexe, il tire un récit gouverné par un scrupuleux principe d’ordre et de clarté, qui permet d’en parcourir toute l’étendue.

Il remonte pour cela loin en amont, jusqu’à cette Gaule chevelue qui eut à subir l’occupation romaine. Sa position géographique en faisait une terre de passage. L’esprit d’un peuple allait en découler. En tout juste treize pages introductives, Bergounioux parcourt ainsi vingt-deux siècles d’histoire. Part de l’an 58 avant Jésus-Christ, quand débute la conquête par César. Passe par 406, lorsque les Germains, ayant percé le barrage du limes, se fraient une voie vers la péninsule Ibérique. Arrive au grand brassage de la guerre de Trente Ans. N’oublie pas en chemin Cervantès et Shakespeare. Poursuit vers Spinoza, Kant puis Hegel. Achève son parcours à la libération de Paris, qui referme cette période agitée de deux mille ans. La hauteur de vue est impressionnante. On y saisit comme une évidence la propension française à l’universalisme : sur un territoire continûment battu par des voisinages aux « vues intéressées », on ne pouvait rester soi-même qu’en s’élevant au-dessus de ses particularismes. Et l’on retrouve Descartes au tournant de cette réflexion. Puisque le jeune surdoué natif de La Haye, en Touraine, entame en 1618, à l’âge de vingt-quatre ans, sur un coup de tête que lui-même désigne comme un « coup de foie », une longue pérégrination qui le conduit vers la. Hollande, où il prend l’habit du mercenaire, puis vers le Danemark et l’Allemagne, où il prend part à la guerre de Trente Ans, puis vers l’Italie. Il revient en France en 1622, circule encore et retourne s’établir définitivement en Hollande en 1629. Il meurt en 1650, à Stockholm, où la reine Christine l’a invité. Une mobilité extrême, tandis que la pensée, très tôt, s’oriente par rapport à deux points fixes, l’observation et le doute, qui vont fonder la modernité scientifique et philosophique.

Mais à l’horizon du récit se profile peu à peu une autre figure. Derrière cette évocation d’une vie et de l’émergence d’une pensée, l’on retrouve en effet l’esprit des deux volumes des Carnets de notes que Pierre Bergounioux fit paraître en 2006 et 2007. En douterait-on qu’une seule phrase, page 36, autorise ce glissement du regard : « L’évidence d’une vie entièrement vouée à la connaissance n’est que pour nous. » On se rappelle ici l’incessant combat de l’auteur, aux prises avec les contraintes matérielles de l’existence, la constante exigence des choses à faire, pour gagner contre celles-ci le mince temps d’un savoir et d’une réflexion. Un bouleversement pour le lecteur, qui se le représentait d’abord requis par la lecture et l’écriture. Le matérialisme prenait en l’espèce sa revanche sur une vision idéaliste du travail de création. Il n’en va pas autrement dans Une chambre en Hollande, qui s’attache à semblable dualité chez l’initiateur de la pensée moderne. Celui-ci fait paraître son Discours de la méthode à La Haye en 1637. Peu avant, en 1605 et 1615, dans un pays plus au sud, on avait publié les deux parties d’une curieuse œuvre d’un certain Cervantès, Don Quichotte de la Manche. Pour la première fois s’y trouvait représenté le désenchantement de l’homme au monde. On sortait du temps épique. On entrait dans celui du bon sens. La chambre hollandaise de Descartes matérialise ce passage. La raison, ce « jugement calme » peut y prendre son essor. C’est le monde de Vermeer qui se profile là derrière. Car cette écriture hors pair marie en permanence l’érudition, la réflexion et la suggestion. À la fois dense et limpide, elle relève du très grand art.