Tageblatt livres-bücher, avril 2009, par L. B.

Échappée belle

 
C’est improbable ce que l’intelligence peut produire… Ce que l’on peut dire de Descartes, qui s’exile aux Pays-Bas pour rédiger son Discours de la méthode, en 1637, on doit aussi le dire de Pierre Bergounioux qui, avec Une chambre en Hollande, signe un tout petit livre passionnant sur les aléas de la pensée. Une inactualité littéraire à lire d’urgence.
 

Il est des livres qui font de la littérature un grand sujet de réflexion… Rien d’inabordable, ils ressemblent parfois à de petits détours, ceux qu’on est libre d’emprunter pour admirer telle vue ou tel paysage, respirer tel parfum ou croiser telle personne. Ils ont la modestie de la proposition inattendue, la fragilité et la beauté de l’échappée. Une chambre en Hollande est de ces livres-là. Il est mince, contraste avec les journaux de l’écrivain qu’on a appréciés (deux volumes, Carnets de notes 1980-1990 et 1991-2000 […]), alors on l’ouvre, on ne se sent pas prédestiné pour une rencontre littéraire avec Descartes, l’homme, on l’ouvre et on est aussitôt happé. Question : Bergounioux parviendrait-il à nous passionner pour n’importe quoi ?

Le livre s’ouvre sur un somptueux panorama de l’Europe qui embrasse la Gaule chevelue, Rome, la conquête, la paix, le déclin, l’invasion des peuples germaniques, le regard à peine renaissant qui se tourne vers l’Italie à travers les guerres et les émerveillements, ce tiraillement français entre le nord et le sud, jusqu’au siècle classique, qui accompagne les divergences confessionnelles, l’influence des nouvelles formes étatiques et urbaines sur d’autres formes, celles de la pensée. « Il n’importe aucunement, en fin de compte, que ce soit tel homme ou tel autre qui accomplisse la tâche de son temps. Lorsque l’heure est venue, ils sont plusieurs à en être susceptibles. Le hasard offrira des circonstances plus particulièrement favorables à l’un d’entre eux. S’il s’égare ou périt, un tiers reprendra le flambeau. »

Ni Bacon, ni Spinoza

La raison aurait donc pu, selon Pierre Bergounioux, s’énoncer en anglais – avec Bacon – ou en hollandais – avec Spinoza. Mais voilà, ce sera Descartes et ce sera aux Pays-Bas, alors que cet homme qui n’est plus jeune – la quarantaine – aurait pu choisir les confins de la Touraine et du Poitou, où il a passé son enfance, ou encore la ville de Rennes, où son père demeure, ou encore l’Italie, une destination déjà telle-ment à la mode… Trop doux, trop confortable !

Descartes se risque une première fois aux Pays-Bas, mais pour y faire la guerre, au sein des troupes de Maurice de Nassau. Il y aura par la suite d’autres engagements, notamment pour le duc de Bavière, mais un seul objectif pour celui qui est déjà mathématicien : voir le monde. La méditation philosophique viendra plus tard. Pleins de mesure mais plein d’élan, Pierre Bergounioux raconte le passionnant voyage du père du cogito, sa patience, le mûrissement de sa pensée, l’évolution de son regard sur le monde, dont il s’est promis, enfin, de percer les apparences. Le chemin est long. L’écrivain souligne l’errance, la recherche à l’étranger de ce qui n’est pas « donné », de ce qui ne s’offre pas comme une évidence, de ce qui n’est pas « chez soi ». Mise en condition, ascension permanente pour la difficulté, et le froid du nord qui attire le philosophe… « Alors, seulement, Descartes sera vraiment à son projet, à son objet, qui est la connaissance désincarnée, impersonnelle, comme absentée, des choses, elles-mêmes réduites à leur cause. »

Une mince bande littorale

Tout en douceur et en phrases élégantes, en avancées discrètes et en constatations judicieuses, Pierre Bergounioux parvient à faire de cette gestation intellectuelle un véritable roman. Roman de l’absence au monde, de l’extériorité à la vie, du congé peu à peu donné au corps et à ses exigences. Une aventure humaine, avant d’être philosophique, que racontent les Méditations, selon Bergounioux, qui ne cesse de chercher les traces de la vie dans les œuvres du maître.

Finalement, tout est prêt. Les conditions – intérieures, extérieures – sont réunies. Descartes peut enfin prononcer l’acte de naissance du sujet de la raison connaissante. Il est isolé, habite dans un pays qui n’est pas le sien, sur une terre qui ouvre le philosophe à « une réalité nouvelle, indépendante des perceptions, des affections dont nous sommes le siège et que nous prenions, ingénument, pour les choses mêmes. » Peut-être le seul possible. « Restait une mince bande littorale, en bordure de la mer du Nord, pour expérimenter l’aptitude de l’homme à former des pensées vraies, à se rendre, du même geste « comme possesseur et maître de la nature ». C’étaient les Pays-Bas. » Et un livre magnifique.