Jérusalem Post, 31 mars-5 avril 2009, par Anne-Laure Jourdain
À juste raison
« Spinoza polit des verres de lunettes dans un atelier. La légèreté relative, la monotonie du travail lui laissent ce qu’il faut de liberté pour chercher à s’élever de la connaissance imparfaite à l’idée vraie. Elles lui procurent aussi l’indépendance, la tranquillité selon lesquelles on ne saurait conduire à sa guise le cours de ses pensées. Il n’a jamais quitté son pays. Il s’est réfugié simplement un temps, pour échapper aux inimitiés, aux gestes désespérés que ses premières publications avaient provoqués. Un religieux de la synagogue l’a poignardé parce qu’il avait avancé que l’entendement de Dieu et celui de l’homme sont de même essence et plus rien, alors, ne saurait empêcher celui-ci de devenir, un jour, coextensif à celui-là. » La Hollande était alors une province espagnole. Le petit Baruch Spinoza a peut-être croisé René Descartes qui, fuyant la France absolutiste et catholique de Louis XIV, s’y était réfugié pour écrire son Discours de la méthode, affranchir l’esprit du corps et poser l’homme comme une chose qui pense.
La vision religieuse du monde qui avait dominé tout au long du Moyen Âge s’effondre. « Les infortunes de Don Quichotte, fidèle aux adages de la chevalerie féodale, annoncent le désenchantement du monde, le primat du bon sens qui fournira à Descartes, vingt ans après la disparition de Cervantès, l’incipit de son discours. » Depuis cette terre froide et monotone de Hollande, l’écrivain Pierre Bergounioux retrace d’une plume agile la naissance de la modernité occidentale et de l’homme rationnel.
Cela n’avait rien d’évident au départ. En Gaule, avant l’invasion romaine de Jules César, les autochtones « cultiv[ai]ent les clairières de la forêt aux arbres desquels ils accroch[ai]ent, pour plaire à leur dieu Esus, des corps déchiquetés ». L’invasion romaine puis chrétienne modifiera profondément les mœurs : « La langue gauloise périclite et le christianisme chasse les vieux dieux sanguinaires. » Quinze siècles plus tard, l’Europe de la Renaissance se « rationalise » sous la monarchie, qui canalise les mœurs, comme le fera plus tard l’autorité d’État.
Cet affranchissement de la tutelle religieuse décrit par l’auteur trouvera son apogée au siècle des Lumières. Et, non sans humour, on remarquera que c’est la pensée athée qui fonctionne aujourd’hui selon un mode religieux exclusif avec ses dogmes et ses articles de foi, contre toute libre-pensée qui lui serait extérieure.