Le Bateau libre, 21 février 2009, par Frédéric Ferney

Bergounioux, ou le songe de Descartes

C’est un drôle de zèbre, Pierre Bergounioux, un zèbre lettré, et un écrivain, philosophique et grammatical. Il y a dans tout ce qu’il écrit une odeur de craie, de préau, d’encre noire – un côté Grand Meaulnes. Avec cela, il est exact, c’est-à-dire exigeant, intouché par la mode du temps, français si l’on veut, classique de préférence, c’est-à-dire enclin à croire que la perte du sens résulte d’une défaillance ou d’une frénésie de l’âme. C’est un littéraire – il choisit son langage afin de dominer sa pensée.

Il peut vous délivrer avec la même exaltante minutie les épaisses liasses de son journal, en deux volumes (Carnets de notes, 2006 et 2007), et un opuscule d’à peine 60 pages, comme aujourd’hui, avec un art consommé de l’ellipse. Évoquant le destin de Jules César, nommé proconsul de la Gaule cisalpine et de la Narbonnaise, à l’orée d’Une chambre en Hollande, il écrit par exemple : « C’est alors, en 58, que débute la période agitée qui prendra fin, deux mille ans plus tard, à la libération de Paris ». De la Guerre des Gaules au général De Gaulle ! (1)

Bergounioux, fait son petit Braudel, à sa manière, trottinant dans la longue durée (ou dans le trend rationnel) avec les sabots fins de Pierre Michon. Ce livre, est-ce : une histoire de France miniature ? un abrégé du génie français ? un éloge cavalier de la grâce quand elle est méditée, et conquise sur le désordre ? « La raison aurait pu présenter en anglais ou en hollandais ses lettres de créances », hasarde l’auteur. Non, elle s’est déclarée en français, mais aux Pays-Bas, en 1637. Ça s’appelle le Discours de la Méthode.

J’ouvre ici une parenthèse : le Discours de la Méthode, c’est notre Ile au Trésor ! Il y a, chez Descartes, un esprit d’aventure et de décision qui pare la raison de tous les attraits, de toutes les impatiences de la jeunesse. Le Cogito ne se sépare pas, pour moi, de ce ton personnel, audacieux, familier, presque romanesque, que le narrateur adopte pour convaincre et qui le rend plus proche de nous que Racine. C’est un homme aux goûts simples, comme le commissaire Maigret (qui lui doit tant) ; il aime faire la grasse matinée, il réfléchit d’autant mieux qu’il est couché ; il fera même un enfant à sa bonne, sans en faire tout un plat ! Descartes a vécu sa vie comme on la pense, comme on la rêve. Épris de sensations (bals, duels, batailles), il a su échapper aux pirates, il est resté prudent et gaillardet face aux puissances, d’autant plus qu’il n’y allait pas de main morte ni par quatre chemins. Car ce diable d’homme nous invite à rien moins qu’à répudier toute connaissance héritée des ancêtres, à refaire notre maison : « Je ne sais point de meilleur moyen pour y remédier, que de la jeter toute par terre et d’en bâtir une nouvelle ; car je ne veux pas être de ces petits artisans qui ne s’emploient qu’à raccommoder les vieux ouvrages, parce qu’ils se sentent incapables d’en entreprendre de nouveaux ». Sans doute les Français ne sont-ils pas tous devenus philosophes, encore moins cartésiens, mais ils ont hérité de ce diable d’homme une posture qui continue d’agacer horriblement les étrangers : « Moi tout seul contre le reste du monde »« ! À la fin, son brave cerveau s’est enrhumé dans l’antichambre d’une reine du nord, il est mort d’un courant d’air – ce sont les risques du métier.

Retour à Bergounioux. Pourquoi Descartes a-t-il choisi la Hollande ? Voulait-il comme Alceste « un endroit écarté où d’être homme d’honneur on ait la liberté  ? Lui qui s’apprête à poser pour principe de la philosophie qu’il est « une substance dont toute l’essence n’est que de penser, qui pour être n’a besoin d’aucun lieu », pourquoi s’arrête-t-il au pays le plus indifférent, « pour ne pas dire au plus déplaisant qui soit  ? Il ne s’en explique pas. À moi (à nous), dit Bergounioux, de deviner ses raisons, de « comprendre quelle passion le jette en pays étranger, en pleine guerre, quand il n’entend que penser et qu’il n’importe aucunement que ce soit ici ou là qu’il s’y emploie ». C’est pour l’auteur l’occasion de quelques passes de cape (et d’épée) brillantes dans la langue précise, précieuse, étymologique, qui est la sienne.

La Hollande, crénom ! Descartes est tourangeau ! Pourquoi fallait-il quitter ces eaux, ces ombrages, ces murmures ? Pourquoi dédaigner l’Italie où Du Bellay et Montaigne, avant Stendhal, ont bu le loisir profond sous un ciel admirable ? Descartes marche vers le nord et vers l’est, « où l’hiver allemand le surprend, et l’illumination qui va de pair, l’éblouissante vision qui suppose, semble-t-il, l’éclipse du monde extérieur ». Dans la France, corsetée par l’absolutisme, c’était impossible, et puis : « Toujours quelque voisin, un causeur talentueux, une dame poussera votre porte pour vous distraire ou vous entraîner ». Tout est là : l’exil choisi, « l’absence au monde, l’extériorité sentie, voulue, à la vie ». Aujourd’hui, une chambre à l’hôtel ferait l’affaire !

En suivant Descartes, chemin faisant, on croise les ombres prodigieuses de Shakespeare et de Cervantes : « L’Anglais, l’Espagnol, le Français sont frères. Ils annoncent conjointement, sans se connaître, qu’un enfant est né ». Ils nous disent le temps du soupçon et la « fin des âges enchantés ». Nous y sommes encore.

 

(1) Bergounioux fait parfois songer à Michelet quand, avec sa sensibilité de voyant, celui-ci croit détecter la France dans sa primauté géographique, émergeant des frayeurs et des fumées, à la fin du Xe siècle : « Lorsque le vent emporte ce vain et uniforme brouillard dont l’empire allemand avait tout couvert et tout obscurci, (notre cher et vieux pays) apparaît, dans ses diversités locales, dessiné par ses montagnes, par ses rivières ». C’est cela, une vision, en histoire, et c’est irréfutable. Peut-on récuser le brouillard et le vent ? Non, en France, l’historien doit être peintre avant tout.