Le Canard enchaîné, 25 mars 2009, par Igor Capel
Un endroit pour cogiter
Les chemins qu’emprunta Descartes avant de se résoudre à philosopher furent longs et semés d’embûches. Le métier des armes, l’étude des sciences, les voyages, la vie parisienne… autant d’aventures qui le tinrent longtemps éloigné de sa vocation future. Tout cela est dit dans Le Discours de la méthode (1837), ce geste inaugural, mais tardif, de l’entreprise cartésienne. Or la question posée par Bergounioux, ici, n’est pas d’ordre philosophique. Pourquoi, se demande-t-il, ce gentilhomme choisit-il de s’exiler aux Pays-Bas pour poser « l’acte de naissance » du sujet conscient ?
« Au seuil du XVIIe siècle, écrit-il, ils sont quelques-uns, en Europe, à porter sur toute chose un regard différent. » Ainsi Francis Bacon, en Angleterre, qui fonde le principe de toute connaissance sur la recherche des causes. Mais, trop occupé de politique, il s’affranchit de la dure discipline du « régime philosophique ». Au contraire de Spinoza, qui, dans ce qui s’appelle encore les Provinces-Unies, reste fixé sur son ouvrage. Le premier arrive trop tôt, le second trop tard : c’est donc à Descartes qu’il reviendra d’établir les fondements de la raison moderne. Mais pour un Français, dont le pays s’attache surtout à « produire de la littérature », Paris (« cet abrégé du monde ») est un danger : on y préfère l’art de la conversation aux rigueurs de la réflexion. Il faudra du temps à Descartes pour en tirer les conséquences. À savoir l’exil.
Pour Bergounioux (c’est l’écrivain qui parle), cette idée du lieu où écrire revêt une grande importance : pourquoi, s’interroge-t-il, ce Tourangeau ne s’est-il pas retiré dans l’un de ces déserts » que sont alors nos campagnes ? Ou pourquoi n’a-t-il pas choisi l’Italie, destination naturelle pour un Français ? Pourquoi le Nord plutôt que le Sud ? Michelet, plus tard, aura cette réponse : Descartes, Kant, cherchèrent des lieux froids et ternes […] dans l’espoir que la vérité […] se révélerait plus librement au cœur de l’homme. C’est donc aux Pays-Bas, dans « cette mince bande littorale en bordure de la mer du Nord », mais où règnent la paix et la tolérance, que Descartes se soustraira aux ruses du monde sensible pour parvenir à la connaissance impersonnelle des choses. Qui sait, se plaît à imaginer l’auteur, s’il n’y a pas croisé, dans les rues de Leyde, le petit Spinoza donnant la main à son père…
Dans ce bref ouvrage à l’intelligence contagieuse, Bergounioux n’a pas cherché à faire œuvre de philosophe. Mais en quelques pages superbes il réussit à nous conduire jusque dans la « chambre » où se conçut notre bien le plus précieux : le cogito.